Photo à Kirkouk, une tranchée à double tranchant
Des forces armées kurdes peshmergas, le 11 janvier à Kirkouk. Photo Marwan Ibrahim. AFP
LIBÉRATION 02/03/2016 | Par Oriane Verdier, Envoyée spéciale à Kirkouk (Irak)
REPORTAGE
Des forces armées kurdes peshmergas, le 11 janvier à Kirkouk. Photo Marwan Ibrahim. AFP
Frontières. Dans le nord de l’Irak, les peshmergas, qui ont creusé un long fossé autour de cette ville multiethnique pour se protéger de l’Etat islamique, sont soupçonnés de vouloir annexer, à terme, ce territoire au Kurdistan.
C’est une longue tranchée qui s’étend sur les 1 000 kilomètres de front entre l’Etat islamique (EI) et les combattants kurdes dans le nord de l’Irak. A Kirkouk, il ne reste plus qu’à remplir d’eau le fossé de 2 mètres de profondeur et de 3 mètres de largeur. Au-delà de cette ligne de terre, court une plaine sans vie, sous le contrôle du drapeau noir jihadiste. De l’autre, le territoire défendu par les peshmergas, les forces armées kurdes. «Grâce à cette tranchée, les combattants de l’Etat islamique ne peuvent plus mener d’attaques-suicides. Leurs voitures et leurs chars à chenilles ne peuvent pas passer», explique le général Hiwa Ahmed. Il est monté au sommet de l’un des monticules qui servent de bases aux différents bataillons peshmergas. Ces petites collines artificielles, dispersées le long de la tranchée, permettent de voir arriver de loin tout assaillant. Des baraques ont été construites au sommet pour que les combattants puissent y rester nuit et jour.
De temps à autre, une balle siffle. «L’Etat islamique n’est qu’à 700 mètres, continue le chef militaire. Ils tirent des roquettes et nous mitraillent. Mais ils ne mènent plus d’attaques de masse grâce aux bombardements de la coalition internationale.» Malgré son utilité, cette tranchée suscite la polémique. Elle a été construite à plus de 70 km au-delà des frontières officielles du Kurdistan irakien. Certains ont peur que les peshmergas ne s’en servent, une fois Daech parti, pour figer leurs avancées sur le territoire national. «Si notre désir était de redessiner le Kurdistan historique, nous devrions descendre bien plus bas en Irak, rétorque le général. Nous avons été chassés de ces territoires par les régimes irakiens successifs.» Bagdad et Erbil - la capitale de la région autonome du Kurdistan irakien - se disputent également la province de Kirkouk. Sa richesse en pétrole en fait une zone stratégique.
Depuis un an, pour entrer dans Kirkouk, il faut passer plusieurs check-points de peshmergas. Lors de l’offensive de l’Etat islamique à l’été 2014, ce sont les forces kurdes qui ont assuré la défense de la ville, l’armée nationale s’étant rapidement retirée. La tranchée est à 25 km à l’ouest. La route qui mène au centre de Kirkouk est parsemée de villages. Certains sont totalement détruits, d’autres encore à moitié debout. En janvier, l’ONG Amnesty International a accusé les forces kurdes d’avoir délibérément rasé ces habitations pour obliger les populations arabes à fuir.«Nous ne faisons que combattre l’Etat islamique»,se défendent les peshmergas.«Certains villages abritaient des sympathisants de l’EI,raconte le général Hiwa Ahmed. Même à l’intérieur de la ville de Kirkouk, il y avait des cellules cachées parmi la population. Aujourd’hui, les peshmergas ont sécurisé la zone, les attentats ont diminué. Au début, les Arabes sunnites ont aidé Daech sans savoir ce que c’était. Mais maintenant, ils se rendent compte de leur erreur.» A Kirkouk, comme à Mossoul ou à Tikrit, la population irakienne sunnite n’avait pas confiance dans le gouvernement national chiite. Aujourd’hui encore, les violences continuent entre les deux communautés.
Café turc
Sur la question de l’appartenance, les Kurdes du gouvernorat de Kirkouk appellent à un référendum, prévu par la Constitution du pays, adoptée en 2005 : les habitants de la province devront choisir entre le rattachement au pays ou au Kurdistan irakien. Certains politiques locaux font valoir quant à eux le projet d’une région spéciale de Kirkouk, qui ne serait reliée à aucun des deux côtés. «Kirkouk est comme un petit Irak», explique le cheikh Burhan al-Obeidi, qui représente les sunnites au conseil du gouvernorat. «La population de Kirkouk est riche de différentes cultures, continue-t-il. Turkmènes, Arabes et Kurdes vivent ensemble depuis des années dans cette région. Mais comme partout sur le territoire national, les dirigeants des différents groupes n’acceptent pas de partager le pouvoir.» Les Arabes de Kirkouk ne sont ainsi pas représentés à Bagdad, la capitale, selon le cheikh. L’homme en longue robe traditionnelle affirme que sa communauté ne reçoit ni aide ni arme. Pourtant, posée derrière le dossier du canapé, à 2 mètres de l’épaule de notre hôte, une kalachnikov pointe le bout de son canon sous un tapis de prière soigneusement plié. Assis à l’entrée de ce grand salon de réception, un jeune homme porte un pistolet attaché à la cuisse. «Il faut bien se défendre», justifie le cheikh. Arabes, Kurdes, Turkmènes… Tous affirment que l’armée irakienne n’est pas présente à Kirkouk. Dans les rues de la ville, nous croisons pourtant trois camions blindés. Des soldats sont assis au sommet et brandissent des drapeaux rouge-blanc-noir de l’Irak. Ils sifflent et klaxonnent. Difficile de ne pas les voir. Mais ces troupes-là ne feraient que passer par Kirkouk pour rejoindre Makhmour, plus à l’ouest, afin de préparer une avancée contre l’Etat islamique dans le gouvernorat voisin de Mossoul.
Pour comprendre la situation de la ville de Kirkouk, il faut également rencontrer la communauté turkmène, une population turcophone implantée en Irak depuis le IXe siècle. Leur représentant au gouvernorat, Ra’ad Agah, nous reçoit chez lui autour d’un café turc. Lui n’est pas choqué par la création de la tranchée sur le front : «Nous sommes habitués à ce genre d’édification depuis la guerre entre l’Iran et l’Irak [1980-1988, ndlr]. Mais ce qui nous inquiète, c’est qu’elle divise nos terres. Moi, par exemple, j’ai des terrains à la campagne qui sont coupés en deux par ce grand trou. Nous soutenons les peshmergas qui nous défendent, mais que va-t-il se passer si cette tranchée reste après le départ de Daech ? Les frontières se dessinent toujours par le sang. Pour l’instant, nous voulons tous libérer nos terres de l’EI. Ensuite, que Dieu nous aide…»confie-t-il. Dans la cuisine, la mère du quinquagénaire s’affaire. L’homme affirme que cette vieille dame voûtée est celle qui lui dicte ses mots depuis l’enfance. Il faut pourtant attendre qu’il quitte la pièce pour que la cuisinière se mette à discourir : «Nous, les Turkmènes, nous n’avons pas de droits. Nos enfants n’ont pas d’avenir et la vie des adultes est foutue. Moi, je soutiendrai ceux qui nous donneront nos droits. Peu importe que nous soyons rattachés au Kurdistan ou à l’Irak», insiste la vieille femme.
«Mer d’or noir»
Dans les rues de Kirkouk, cette mixité politiquement problématique semble être une richesse sociale. Dans un salon de thé au milieu du bazar historique turkmène, le serveur, comme la plupart des habitants de Kirkouk, parle les trois langues locales. «Je suis turkmène, mais nous sommes tous frères ici», affirme-t-il. «Oui, nous sommes frères, renchérit son collègue kurde, en ponctuant ses paroles de quelques mots arabes. Ce sont les politiques qui essaient de nous diviser. Sinon, nous vivrions tous ensemble comme il y a bien longtemps.»
Finalement, dans le brouhaha des rues commerçantes, on ne parle pas de tranchée ou de référendum. Avant de politiser, il faut vivre. «Ça fait cent ans qu’il y a la guerre, ici ! crie un vieillard. A Kirkouk, surtout, nous vivons sur une mer d’or noir. Qui récupère l’argent ? Nous, nous n’avons pas d’électricité, pas de traitement des eaux usées. Nous vivons dans la merde !» Qui devrait payer les rénovations dans ce quartier traditionnel turkmène ? Le gouvernement irakien, alors que Kirkouk est contrôlé par les peshmergas ? Le gouvernement régional kurde, alors que Kirkouk est toujours officiellement irakien ?
Pendant que les élus se renvoient la balle, les déplacés arabes sunnites continuent d’affluer dans le gouvernorat : Kirkouk est un refuge pour plus de 500 000 d’entre eux, fuyant l’EI et ne pouvant se diriger vers le sud de l’Irak, à majorité chiite. Tous ont confiance. L’Etat islamique n’entrera pas dans Kirkouk, il y aura toujours quelqu’un pour protéger sa population, et surtout son pétrole.