Barrage d'Ilisu
Tdg.ch | PATRICK CHUARD
Le Conseil fédéral annule toutes les garanties pour 225 millions d’investissements dans le barrage d’Ilisu. Cette décision fait primer les droits humains sur l’économie, en dépit de la crise. Au risque de laisser le champ libre aux Chinois.
Adieu, Ilisu. La Suisse, l’Allemagne et l’Autriche suspendent définitivement leur soutien à la construction de ce barrage pharaonique au sud-est de la Turquie, près de la frontière irakienne. L’Assurance suisse contre les risques à l’exportation (SERV) a indiqué hier qu’elle retirait ses billes.
L’agence gouvernementale a pris cette décision de concert avec ses homologues autrichien et allemand. Cette fermeture de robinet affecte 225 millions de francs qu’un consortium helvétique – Alstom Suisse, Maggia, Stucki et Colenco – devait investir dans le projet. Au total, 531 millions d’investissements européens sont gelés, soit le tiers du coût du barrage.
Des dizaines d’ONG ravies
Cette décision ne tombe pas du ciel. La SERV avait donné un ultimatum de six mois à la Turquie pour se mettre en conformité avec les normes internationales. Car l’impact du barrage (135 mètres sur 1,8 km de long) sera gigantesque: plus de 50 000 personnes déplacées, un site historique englouti et des problèmes de voisinage avec l’Irak.
«Objectif pas atteint, malgré des progrès observés», constate la SERV. Concrètement, rien de satisfaisant n’aurait été entrepris pour dédommager les populations kurdes locales. Moins de la moitié des 150 critères imposés seraient remplis.
Cette marche arrière ravit des dizaines d’ONG luttant pour les droits humains et l’environnement. «Un succès sans précédent!» lance Christine Eberlein, de la Déclaration de Berne, qui se bat depuis plusieurs années contre le barrage.
Plusieurs parlementaires de gauche savourent également «leur» victoire. Telle Marlies Bänziger (Verts/ZH), qui a interpellé le Conseil fédéral à ce sujet l’an dernier. «Ce non à Ilisu est un oui à la protection de l’environnement, un oui au respect des minorités et aux standards sociaux.»
Décision difficile
Doris Leuthard a évoqué «une décision très difficile à prendre» hier soir sur les ondes de La Première. La cheffe de l’Economie avait mis en garde le ministre turc des Affaires étrangères, Ali Baba Jan, lors d’une récente rencontre à Paris. «Je suis désolée, mais un jour, il faut être crédible», dit la conseillère fédérale.
Les entreprises concernées regrettent la décision (lire ci-contre). Mais economiesuisse se garde de jeter la pierre aux autorités. «Nous ne déplorons pas la décision du jour, nuance Christina Gaggini, directrice romande d’economie- suisse. Nous déplorons seulement que la Turquie n’ait pas respecté les exigences posées.» Membre de la Commission de l’économie et des redevances au National, Christophe Darbellay (PDC/VS) fait lui aussi une pesée d’intérêt de l’affaire au détriment de l’économie. «La Suisse s’est beaucoup engagée pour rendre ce projet possible, affirme-t-il, mais il était impossible de faire autrement. L’économie sans morale et sans éthique n’est pas défendable.»
«Le barrage se fera»
La Turquie a protesté officiellement hier contre cette décision. Elle affirmait la semaine dernière que «le barrage se fera» d’une manière ou d’une autre. Le consortium d’entreprises évoque la possibilité que des concurrents russes ou chinois construisent Ilisu, en tenant nettement moins compte de l’impact humain ou environnemental.
Un tel scénario réduirait-il la vertu européenne à un simple contretemps? «Ce n’est pas du tout à exclure, reconnaît Kaspar Haller, porte-parole de l’ONG Société pour les peuples menacés. Mais nous continuerons à combattre ce projet. Il est même possible que ce combat ne fasse que commencer.»
Alstom attend
Alstom Suisse n’a pas souhaité s’exprimer hier sur la décision du Conseil fédéral. Mais elle souligne «qu’elle n’aura pas d’impact significatif pour nous, étant donné qu’Ilisu n’a jamais été enregistré comme une commande ni considéré dans nos prévisions. Il n’y aura donc pas de conséquences immédiates en termes d’emploi.» Une trentaine de postes auraient pu être créés entre les quatre entreprises du consortium grâce à ce projet, selon Doris Leuthard.
Et maintenant? Les entreprises dont l’Allemagne, l’Autriche et la Suisse ont coupé l’élan pourraient-elles investir sans ces fameuses garanties à l’exportation? En théorie, ce n’est pas exclu. Le consortium affirme n’avoir pris aucune décision pour l’heure. «Nous attendons de savoir ce que la Turquie va faire, annonce Alexander Schwab, porte-parole des entreprises, sur les ondes de la RSR. Nous ne savons pas comment le projet va se poursuivre.» La Turquie affirmait la semaine dernière posséder les fonds et les moyens nécessaires pour construire l’ouvrage.