Une combattante kurde à Kobané, le 19 novembre 2014 | Jake Simkin / AP
Lemonde.fr
Gérard Chaliand, géostratège ; Patrice Franceschi, écrivain ; Bernard Kouchner, ancien ministre, cofondateur de Médecins sans frontières et de Médecins du monde
La barbarie n’est pas à venir, elle est déjà là, incarnée par le Daech, l’Etat islamique, qui détruit tout ce qui n’est pas lui-même. Laisserons-nous les Kurdes résister seuls ? La menace n’est pas que régionale, elle nous concerne aussi, du Parlement canadien à la Kabylie, comme chacun sait. Nous rentrons d’un séjour au Kurdistan syrien où les Kurdes ont mis en place des structures politiques démocratiques auxquelles participent les Arabes et les chrétiens. L’égalité homme/femme y a été instituée, comme la laïcité et les droits de l’homme. Un exemple pour tout le Moyen-Orient. Leurs combattants et leurs combattantes sont extraordinairement motivés par cet idéal, ainsi que la défense de Kobané le symbolise après quatre-vingts jours de siège.
La situation de cette ville reste précaire malgré l’héroïsme de ses défenseurs qui manquent de tout, à commencer par des armes antichars contre les blindés des islamistes. Nous ne pouvons pas laisser écraser par le Daech ceux et celles qui se battent aux noms de valeurs proclamées qui sont aussi les nôtres. Cette stratégie de la terreur est soutenue par la Turquie, un allié de l’Otan dont manifestement l’agenda régional ne correspond pas à celui des Etats-Unis et de l’Europe.
Dans les tranchées de Sérikani, au plus proche de Kobané, nous avons écouté des jeunes filles de 18 ans en tenue de combat, toutes volontaires, qui avaient passé trois nuits dans la boue en première ligne. En attaquant sans cesse. C’est la stratégie des « Yapagués », les combattants kurdes : ne jamais reculer devant les égorgeurs de Daech. Leur choix est simple : ne pas tomber aux mains de ceux qui découpent les femmes vivantes. Elles sont lucides. La mort se trouve souvent au bout de leur combat. Leurs compagnons d’armes raisonnent de même. Pas un cri de haine contre les monstres qui incarnent la plus odieuse des guerres.
Ceux-là qui enseignent aux enfants sunnites de 10 ans la meilleure façon d’apprécier l’angle du couteau qui égorge tous ceux qui ne croient pas à un Dieu sans miséricorde qui dénature l’islam. Le lendemain, nous réussissons à joindre par skype la commandante en chef des troupes kurdes défendant Kobané, Narin Afrin, la ville demeurant complètement assiégée, donc interdite d’accès. Ce fut un moment magnifique. La jeune femme, précise autant que déterminée, nous affirma au nom de tous les combattants sa volonté de défendre la place pied à pied. Deux jours plus tard, en quittant le territoire kurde de Syrie, des obus étaient tirés sur la ville à partir du territoire turc. Au vu du monde entier.
Nous avons longuement rencontré les chrétiens du Kurdistan de Syrie, ceux qui sont membres du gouvernement, des organisations officielles, et les autres. Ils nous ont dit leur espoir de demeurer dans la Syrie de demain, leur engagement pour se dresser face aux volontaires de Daech qui crucifient les chrétiens qu’ils rencontrent. Avez-vous vu comment les clous s’enfoncent dans les paumes des mains ? « Si nous ne défendons pas tous les persécutés, il n’y aura demain plus personne pour nous défendre », nous disait Nazira Gauriyé, la vice-présidente chrétienne syriaque du Parlement du Kurdistan syrien (Rojava). Nous voulons résumer nos émotions, les ramener à des considérations de politique élémentaire, européenne si possible.
Mais un Arabe qui ressemblait à un personnage des Sept Piliers de la sagesse de Thomas Edward Lawrence, le cheik Mashaïr Shammar, qui dirige la plus grande tribu sunnite du Proche-Orient, nous disait : « Vous n’avez pas voulu supprimer les Allemands en voulant éliminer les fascistes, ne nous demandez pas de haïr l’islam sunnite en nous battant contre le Daech qui prétend parler au nom d’Allah. » Bien sûr, tout cela est plus complexe. Nous le savons. Il n’empêche : nous cherchions les alliés locaux qui ne nous obligeraient pas à envoyer des troupes au sol, nous qui ne voulons pas y aller. Les Kurdes de Syrie sont ceux-là. Ils n’exigent pas le versement d’une seule goutte de notre sang. Ils veulent seulement des armes pour défendre nos valeurs communes. Nous Français, ne nous dérobons pas ! C’est maintenant où jamais. Demain, il sera trop tard. Comme d’habitude. Les missiles Milan antichars qui seront réformés dans deux ans et les mines antichars ne nous coûteraient rien.