mars 1998
Par Kendal Nezan (*)
La recherche des armes chimiques et bactériologiques irakiennes a été au coeur de la récente crise du Golfe. Le refus de Bagdad de laisser les experts des Nations unies inspecter les sites présidentiels, où elles seraient dissimulées, devait justifier la nouvelle campagne de bombardements. Les temps changent. Il y a dix ans, le gazage systématique des populations kurdes du Nord de l’Irak avait nettement moins ému les Etats- Unis. Six mois après le martyre de la ville de Halabja, la Maison Blanche devait même accorder 1 milliard de dollars de crédits supplémentaires à M. Saddam Hussein. A l’époque, il est vrai, le futur « nouvel Hitler » était encore l’allié de l’Occident contre la Révolution islamique d’Iran...
dossier : « L’HÉGÉMONIE DES ÉTATS-UNIS À L’ÉPREUVE »
LE 16 mars 1988, au beau milieu d’une matinée printanière, des bombardiers irakiens font irruption dans le ciel de Halabja, une ville de 60 000 habitants située à l’extrémité sud du Kurdistan irakien, à quelques kilomètres de la frontière iranienne (1).
La veille, la ville était tombée dans les mains des peshmergas (maquisards) de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) de M. Jalal Talabani, soutenus par des Gardiens de la révolution iraniens. Habitués aux offensives et contre-offensives se succédant dans le conflit irako-iranien ravageant la région depuis septembre 1980, les habitants croient d’abord qu’il s’agit d’une opération de représailles classique. Ceux qui en ont le temps se réfugient dans des abris de fortune. Les autres sont surpris par des bombes chimiques que des Mirage et des Mig irakiens déversent, vague après vague. Une odeur nauséabonde de pomme pourrie envahit Halabja. A la tombée de la nuit, les raids aériens cessent et il se met à pleuvoir. Les troupes irakiennes ayant détruit la centrale électrique, c’est à la lumière des torches que les habitants partent à la recherche des leurs, morts, dans la boue.
Le spectacle qu’ils découvrent le lendemain est épouvantable : des rues jonchées de cadavres, des gens frappés par la mort chimique au milieu des gestes ordinaires de leur vie, des bébés tétant encore le sein maternel, des enfants tenus par la main par leur père ou leur mère immobilisés, comme dans un instantané, pétrifiés sur place. En quelques heures, il y a eu 5 000 morts, dont 3 200, n’ayant plus de famille, sont enterrés dans une fosse commune.
Les images de ce massacre font le tour du monde grâce à des correspondants de guerre iraniens, relayés par la presse internationale qui se rend sur les lieux et accorde une certaine place à cet événement sans précédent. Car l’usage des armes chimiques est formellement prohibé par la convention de Genève de 1925 - seule l’Italie de Benito Mussolini a enfreint cette interdiction durant sa guerre d’Abyssinie. Cette fois, c’est contre sa propre population qu’un Etat use de gaz chimiques...
A vrai dire, l’Irak a eu recours aux armes chimiques contre les Kurdes dès le 15 avril 1987, deux semaines après la nomination d’un cousin de M. Saddam Hussein, M. Hassan Ali Al Majid, comme chef du bureau des affaires du Nord, c’est-à-dire du Kurdistan. Le décret no 160 du 29 mars 1987 du Conseil de commandement de la révolution (CCR) l’investissait de pleins pouvoirs pour mettre en oeuvre la solution finale au problème kurde, que ni la politique d’arabisation intensive, ni les déplacements de population, ni les exécutions des « meneurs », ni une guerre qui durait par intermittence depuis 1961 n’avaient pu résoudre.
Investi du pouvoir de vie et de mort, le proconsul irakien décide d’évacuer et de détruire tous les villages, de regrouper leurs habitants dans des camps aménagés le long des grands axes routiers et d’éliminer physiquement les populations considérées comme hostiles. Dans le cadre de cette stratégie, l’usage des armes chimiques est préconisé à la fois pour « nettoyer » les réduits des maquisards et les villages de montagnes difficiles d’accès.
Menées à partir du 15 avril contre une trentaine de villages dans les provinces de Suleymanieh et d’Erbil, les premières expériences chimiques de M. Hassan Al Majid font des centaines de morts et se révèlent redoutablement efficaces. Le 17 avril, après une attaque à l’arme chimique qui fait 400 morts dans la vallée de Balisan, 286 survivants, blessés, tentent de se rendre à Erbil pour s’y faire soigner. Ils sont arrêtés par l’armée et abattus.
Afin de convaincre ses collègues, et notamment le président Saddam Hussein, de l’efficacité de sa méthode, le chef du bureau des affaires du Nord fait filmer les massacres, les déportations et l’effet des gaz chimiques sur la population. Formés par les spécialistes de la Stasi est-allemande, les services irakiens ont un goût prononcé pour les archives, même concernant leurs actions les plus horribles. Lors du soulèvement kurde de mars 1991, une partie de ces archives tombera dans les mains de la résistance, qui les fera passer aux Etats-Unis à l’organisation humanitaire Human Rights Watch. La garde et l’exploitation de ces 18 tonnes de documents policiers et politiques sont assurées par l’université du Colorado, et ils seront bientôt accessibles sur Internet. Grâce à eux, on peut retracer l’histoire de la campagne génocidaire du régime du président Saddam Hussein contre les Kurdes.
400 000 morts en quinze ans
ON apprend ainsi que, le 26 mai 1987, M. Hassan Al Majid réunit les responsables du parti Baas et leur déclare : « Dès que nous aurons terminé les déportations, nous commencerons à les attaquer [les pershmergas] de partout. (...) Nous les encerclerons alors en petites poches et les attaquerons avec des armes chimiques. Je ne les attaquerai pas avec des armes chimiques juste un jour, je continuerai de les attaquer pendant quinze jours. (...) J’ai dit aux camarades-experts que j’ai besoin de groupes de guérillas en Europe pour tuer tous ceux [les opposants kurdes] qu’ils peuvent. Je le ferai, avec l’aide de Dieu. Je les vaincrai et les poursuivrai en Iran. Je demanderai alors aux Moudjahidines [du peuple iranien] (2) de les attaquer là-bas (3). »
Le 3 juin 1987, le proconsul signe sa directive personnelle no 28/3650 : celle-ci déclare « zone interdite » un territoire couvrant plus de 1 000 villages kurdes d’où toute vie humaine ou animale doit être éliminée. Selon cette instruction, « toute circulation de nourriture, de personnes ou de machines vers des villages prohibés pour des raisons de sécurité est totalement interdite (...). Concernant les moissons, elles doivent être terminées avant le 15 juillet et, à partir de cette année, l’agriculture ne sera plus autorisée dans cette région (...). Les forces armées doivent tuer tout être humain ou animal présent dans ces zones ».
Munies de ce blanc-seing, les forces irakiennes se lancent dans un assaut qui atteint son apogée avec les opérations « Anfal » (du nom d’un verset du Coran autorisant le pillage des biens des infidèles), entre février et septembre 1988. La dernière de ces opérations est lancée le 25 août, quelques jours après le cessez-le-feu entre l’Irak et l’Iran, qui met fin à huit ans de guerre. Seize divisions et un bataillon d’armes chimiques, soit au total 200 000 hommes soutenus par l’aviation, mènent une « campagne de nettoyage final » dans la province kurde du Bahdinan, qui longe la frontière turque. Cette opération provoque l’exode vers la Turquie de près de 100 000 civils.
En juillet 1988, l’armée dynamite et rase complètement la ville de Halabja, que les Kurdes considèrent comme un haut lieu de culture. La cité a même acquis une certaine notoriété dans le monde anglo-saxon, grâce à la fascination qu’exerçait sur les Britanniques sa souveraine du début du siècle, Adela Khanum, protectrice des arts. A cette Médicis en terre d’islam, Londres, devenue puissance mandataire après la Grande Guerre, avait décerné le titre de Khan Bahadur - la princesse des Braves. Renommés depuis Xénophon pour leur habileté dans le maniement des armes traditionnelles et dans l’art de la guerre, ces Braves ont finalement été vaincus par un ennemi invisible : les gaz.
Les destructions des villes et villages kurdes se poursuivent en 1989. En juin de cette même année, Qala Diza, une ville de 120 000 habitants à la frontière iranienne, est évacuée, dynamitée et rasée. C’est le dernier acte majeur de cette campagne. Le 23 avril 1989, par le décret no 271, le Conseil de commandement de la révolution révoque les pouvoirs spéciaux conférés à M. Hassan Al Majid et, en décembre, le président Saddam Hussein, estimant la question kurde réglée, abolit le comité des affaires du Nord du CCR qu’il avait créé dix ans auparavant.
Au terme de cette folie génocidaire, 90 % des villages kurdes ont été rayés de la carte (4), ainsi qu’une vingtaine de bourgades et de villes. Les campagnes sont truffées d’environ 15 millions de mines afin de les rendre impropres à l’agriculture et à l’élevage. Et 1,5 million de paysans kurdes ont été internés dans des camps. Depuis 1974, la guerre de Bagdad contre les Kurdes se solde par plus de 400 000 morts, dont près de la moitié disparus, soit environ 10 % de la population kurde de l’Irak.
Le sort des disparus est évoqué, en mai 1991, par une délégation kurde lors des pourparlers de paix - qui n’aboutiront pas - avec Bagdad. Interrogé sur le destin des 182 000 personnes dont nul n’avait de nouvelles, M. Hassan Al Majid s’emporte : « Vous exagérez toujours les choses. Le nombre total de gens tués pendant l’Anfal n’a pas dû excéder 100 000 ! » Quant aux moyens utilisés, il n’en fait pas mystère dans le compte-rendu d’une réunion tenue en janvier 1989 (5) : « Suis-je supposé les garder en bonne forme, prendre soin d’eux ? Non, je les enterrerai avec des bulldozers. Ils me demandent les noms de tous les prisonniers pour les publier. Où est-ce que je suis censé mettre ce nombre énorme de gens ? J’ai commencé à les distribuer entre les gouvernorats. J’ai dû envoyer des bulldozers ici et là. »
Protections occidentales
LE régime ne craint alors aucune réaction internationale. Dans la cassette de la réunion du 26 mai 1987, le proconsul Al Majid proclamait : « Je vais les tuer tous avec des armes chimiques ! Qui va dire quelque chose ? La communauté internationale ? Je l’emm... ! (6) » Si son langage est brutal, le boucher du Kurdistan, promu plus tard gouverneur du Koweït, puis ministre de la défense, affiche un cynisme justifié.
Considéré à l’époque comme un rempart laïque contre le régime islamiste de Téhéran, l’Irak est soutenu par les pays de l’Est et de l’Ouest ainsi que par l’ensemble du monde arabe, à l’exception de la Syrie. Les Etats occidentaux lui fournissent tous des armes et des crédits, avec une mention spéciale pour la France : outre la vente de Mirage et d’hélicoptères, Paris va jusqu’à lui prêter, en pleine guerre contre l’Iran, des avions Super-Etendard. L’Allemagne livre à Bagdad une grande partie de la technologie des armes chimiques et, dans une insolite coopération militaire Est- Ouest, des ingénieurs allemands perfectionnent les Scud irakiens d’origine soviétique -
ils en allongent la portée afin qu’ils puissent frapper les villes iraniennes éloignées comme Téhéran.
Malgré l’immense émotion de l’opinion publique à la suite du gazage de Halabja, la France, puissance dépositaire de la convention de Genève de 1925, s’est contentée d’un communiqué sibyllin condamnant l’ « usage d’armes chimiques où que ce soit ». L’ONU dépêchait sur place un expert militaire espagnol, le colonel Dominguez, dont le rapport, rendu public le 26 avril 1988, se bornait à noter que « des armes chimiques ont de nouveau été employées tant en Iran qu’en Irak » et que « le nombre de victimes civiles augmente (7) ». Le secrétaire général de l’ONU déclarait le même jour que « les nationalités sont difficiles à déterminer, tant pour les armes que pour les utilisateurs de celles-ci ».
Assurément, les puissants alliés de l’Irak ne souhaitent pas une condamnation de Bagdad. En août 1988, la sous-commission des droits de l’homme des Nations unies estime, par 11 voix contre 8, qu’il n’y a pas lieu de condamner l’Irak pour des violations des droits humains ! Seuls les pays scandinaves, l’Australie et le Canada ainsi que des organismes comme le Parlement européen et l’Internationale socialiste sauvent l’honneur en condamnant clairement l’Irak.
Les choses ne commencent à bouger qu’après la fin du conflit irako-iranien et l’afflux en Turquie, en septembre 1988, de réfugiés fuyant une nouvelle offensive à l’arme chimique. François Mitterrand, le président français, dans un communiqué du 7 septembre, exprime son « inquiétude devant les informations concernant les moyens de répression employés à l’encontre des populations kurdes en Irak, et notamment l’emploi des moyens chimiques ». Sans vouloir s’immiscer dans les problèmes qui relèvent de la souveraineté irakienne, ajoute-t-il, il estime que les « liens d’amitié qui unissent l’Irak et la France l’autorisent d’autant plus à faire connaître son sentiment ». Le président George Bush, pour sa part, fait bloquer une résolution adoptée, à l’initiative du sénateur Claiborne D. Pell, par les deux Chambres et prévoyant des sanctions contre l’Irak. La Maison Blanche accorde même à Bagdad une nouvelle ligne de crédit de 1 milliard de dollars.
C’est seulement après l’occupation, en août 1990, du riche émirat du Koweït que le président Saddam Hussein deviendra la bête noire des Etats-Unis et qu’il sera qualifié de « nouvel Hitler » par le président George Bush. Utile, l’épouvantail survivra à la guerre du Golfe : non seulement les troupes américaines ne feront rien pour renverser le dictateur, mais elles laisseront, au printemps 1991, sa garde présidentielle écraser dans le sang la révolte populaire à laquelle le président des Etats-Unis avait pourtant appelé le peuple irakien...
(2) Organisation de l’opposition iranienne basée en Irak et aidée par le gouvernement de Bagdad.
(3) La transcription de la cassette de cette réunion est publiée dans Genocide in Iraq, The Anfal Campaign Against the Kurds, Human Rights Watch, New York, 1993.
(4) Selon une étude du ministère de la reconstruction et du développement du gouvernement kurde, dans les trois gouvernorats d’Erbil, de Duhok et de Suleymanieh, 4 049 villages ont été détruits, 673 préservés. Cette étude n’inclut pas la province de Kirkouk où plusieurs centaines de villages ont également été détruits.
(5)
Genocide in Iraq, op. cit.
(6) Genocide in Iraq, op. cit.
(7) Le Monde, 28 avril 1988.
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