La Turquie veut-elle vraiment la paix avec les Kurdes ?

mis à jour le Mardi 14 octobre 2014 à 15h51

France24.com

Face à l’inaction d’Ankara à Kobané, le leader kurde du PKK a menacé de suspendre le 15 octobre les négociations de paix avec le pouvoir turc. La Turquie, qui défend toujours l'armistice, a pourtant bombardé lundi des positions du PKK.

Le compte à rebours a commencé. Mercredi 15 octobre, l’ultimatum lancé depuis sa cellule d'Imrali par Abdullah Öcalan, le chef historique du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), arrive à son terme. Si la Turquie ne vient pas en aide à Kobané, enclave kurde de Syrie prise d’assaut par les jihadistes de l’organisation de l'État Islamique (EI), il menace de mettre un terme au processus de paix engagé avec le pouvoir turc.

"Kobané, c’est la ligne rouge", assure à France 24 Samil Altan, chef régional du HDP, la principale formation politique kurde de Turquie. Depuis l’exigu bureau du parti, au dernier étage d’un immeuble stambouliote qui semble aussi vieux que le conflit turco-kurde dans le pays, l’homme prévient calmement mais fermement : "Si Kobané tombe, ce serait une tragédie humaine, une  catastrophe pour la région, pour le mouvement kurde, mais surtout pour la Turquie".

Le PKK a annoncé que ses hommes reprendront les armes et que des combattants kurdes étaient déjà repassé de la Syrie à la Turquie. De fait, les violences ont déjà commencé. La semaine dernière, plus de trente personnes ont été tuées, dont deux policiers, lors les manifestations  pro-kurdes qui ont éclaté dans toute la Turquie. Mardi 14 octobre, les médias turcs ont par ailleurs annoncé que l'aviation turque a bombardé des positions du PKK dans le sud-est de la Turquie.

"Envoyer des civils à la guerre, c'est un crime"

Le président Erdogan a pourtant affirmé qu’il "ferait tout ce qu’il peut" pour éviter la chute de Kobané, comme il a promis de tout faire pour sauver les pourparlers. Le 2 octobre, une résolution a été votée par le Parlement turc pour autoriser l’armée à intervenir en Syrie et en Irak et permettre le stationnement de troupes étrangères sur son territoire.

Mais pour le PKK, ce geste, non suivi d’effets, puisque les chars turcs sont massés à la frontière sans agir, ne suffit pas. Il exige l’arrêt de ce qu'il considère être un soutien "politique, militaire et stratégique" à l’EI ;  l’ouverture d’un corridor humanitaire et militaire pour pouvoir passer et se battre en Syrie ; et la reconnaissance du statut du Rojava, région du Kurdistan syrien qui cherche à établir son autonomie, à l’image du Kurdistan irakien.


Ni le PKK, ni la Turquie ne semblent prêts à transiger. Si la reconnaissance d’une autonomie kurde à ses frontières est inenvisageable pour Ankara, l’ouverture d’un corridor militaire semble également exclue. Le ministre turc des Affaires étrangères kurde, Mevlut Cavusoglu, a affirmé sur France 24 que"la Turquie ne peut pas armer des civils et leur demander de se battre contre des groupes terroristes. […] Envoyer des civils à la guerre, c’est un crime !"

Erdogan s'imaginait en Lincoln turc

Le processus de paix avec les Kurdes était l’un des grands objectifs de Recep Tayyip Erdogan. Qualifié d’"historique", le cessez-le-feu contracté le 21 mars 2013 semblait, pour la première fois, porter des perspectives de paix solides entre les deux camps. Conscient de l’occasion en or de rentrer dans l’histoire comme le Lincoln turc, Erdogan, alors Premier ministre, n’avait de cesse de répéter qu’il était "prêt à boire du poison pour y parvenir". Lors de son élection à la présidentielle en août 2014, il promettait encore d'oublier les "disputes du passé". 

Malgré les vives critiques de l’opposition et d’une majeure partie de la population, qui a vu ces négociations avec "le terroriste", tel qu'elle désigne Öcalan, comme une trahison ou un calcul politique, le pari a commencé à payer et les deux dernières années ont été apaisées. En mai 2013, le PKK a commencé à retirer une partie de ses forces, dont le nombre total est estimé à quelque 5 000 hommes. Tout en continuant – paradoxalement – à qualifier le PKK de groupe terroriste, Mevlut Cavusoglu assure donc que la Turquie "n’arrêtera jamais ce processus de paix" et souhaite "parvenir à des résultats". "Nous mettons beaucoup d’efforts là-dessus mais eux aussi doivent en fournir", a demandé sur France 24 le ministre turc des Affaires étrangères .

Pour le PKK aussi, l’enjeu est de taille. "Le fait même que ces négociations aient été entamées lui donne une crédibilité. Cela lui permet de négocier d’égal à égal, pas comme une organisation terroriste, et de s’imposer dans le paysage politique turc", analyse Ozan Tekin, activiste au sein du collectif citoyen DurDe ("Stop" en turc), qui œuvre pour le vivre ensemble en Turquie.

"Risque de pogroms et d’enlèvements"

De l’avis de nombreux observateurs, la trêve ne sera pas suspendue officiellement. Les deux camps ont trop à y perdre. Un pas en avant, deux pas en arrière, pour Ozan Tekin, ces menaces font parti du jeu : "l’ultimatum du PKK  est dans la logique du modus operandi. Les Kurdes font une démonstration de force mais ils pâtiraient d’une rupture et la Turquie encore plus".
 
"Il n’est pas concevable que l’armistice soit remise en cause. Je ne pense pas qu’on reviendra à une guerre ouverte, comme avant 2013", estime aussi Cengiz Aktar, professeur de sciences politiques à l’université Bahcesehir d’Istanbul. Il se dit néanmoins pessimiste : "Il y a un sérieux risque d’hostilités. On va assister à des escarmouches, mais aussi à des pogroms, des assassinats, des bavures, des enlèvements…"

La jeunesse kurdeéchappe au contrôle des partis

Le plus inquiétant, selon lui, est cette colère, montante et rugissante, qui échappe peu à peu au contrôle des partis. Plusieurs milliers d’hommes sont susceptibles de se lancer dans une guérilla disparate, fugace, désorganisée opposant les Kurdes aux forces de l’ordre ou les milices entre elles, comme c’est déjà le cas dans l’est du pays. Signe avant-coureur : l’appel au calme lancé par Öcalan à ses hommes, depuis sa cellule, n’a pas eu l’effet escompté.
 
"Les instances kurdes n’arrivent plus à contenir la rage de la jeunesse", explique Cengiz Aktar, qui fait le constat d’un phénomène nouveau. "Il y a un vrai ras-le-bol des jeunes qui ne voient rien venir. Ni éducation, ni décentralisation. Concrètement, ce processus n’a rien apporté si ce n’est l’armistice", explique le politologue qui fustige l’impuissance d’Ankara. "Le gouvernement est totalement irresponsable, incapable de gérer une situation de crise. Face à une rage montante, dont les racines remontent au siècle dernier, l’optimisme béat d’Ankara est inquiétant", soupire-t-il.  
 
Le PKK à la mode Öcalan risque donc d’être supplanté par une jeunesse qui ne se contente pas d’un accord de papier ou d’une chaine de télévision en kurde. Elle fait peu de cas des négociations qui se tiennent probablement dans l’ombre entre Ankara et Imrali. Elle exige des droits, du changement et remet la question d’un Kurdistan indépendant sur la table, alors qu’Öcalan lui-même y avait renoncé. Le vrai danger est là : les négociateurs n’ont peut-être déjà plus les cartes en main.