Naître ici, vivre là, grandir dans une langue, écrire dans une autre : le chemin du poète et romancier Seyhmus Dagtekin est une suite de passages, depuis sa naissance, en 1965, dans un village kurde du sud-est de la Turquie, jusqu'à sa vie actuelle d'écrivain parisien. Un itinéraire d'artiste toujours méfiant à l'égard des destins figés, des identités assignées. "Personne n'est défini une fois pour toutes par des limites de langue, de territoire ou d'appartenance. Chacun est en devenir. Chacun peut exister dans une langue autre que celle de son origine."
Les hommes de son village vivaient, pour beaucoup, de contrebande, chevauchant la nuit à travers les frontières afin de se procurer les mille et un produits manquant dans ces vallées pauvres. Seyhmus Dagtekin est un contrebandier pacifique, qui chevauche dans la nuit de la littérature pour ouvrir le monde. "L'univers d'aujourd'hui est plein de frontières et de toutes sortes de barrières. On vient d'une culture, d'une langue, d'un pays. Alors on ne pourrait pas se glisser dans ceux des autres. Je ne partage pas cette conception. L'autre ne m'est pas étranger, mais seulement inconnu. D'inconnu, il peut me devenir connu, si j'en fais l'effort."
L'écrivain a grandi dans une bourgade de montagne au mode de vie quasi autarcique. "Jusqu'à 10 ans, j'ai vécu au village, où il n'y avait ni voiture, ni télévision, ni radio. Deux fois par mois, on descendait au marché acheter le thé et les victuailles", se souvient-il. Cette enfance, il la raconte - en français - sans nostalgie dans son premier roman, A la source, la nuit, paru cet hiver (" Le Monde des livres" du 5 mars).
Au village, l'écrit n'existe pas, sauf sur les emballages d'aliments ou sur les paquets de cigarettes arrivés en contrebande des pays arabes voisins. Le kurde, unique langue des villageois, est interdit par l'Etat turc. Pendant la petite enfance de l'auteur, seuls deux hommes, dont son père, parlent le turc et lisent l'alphabet latin. Les années fastes, les paysans font appel à des lettrés pour diriger les prières du ramadan. Ils apportent le livre sacré, écrit en arabe que nul villageois ne sait déchiffrer. Mais l'Etat turc construit une école et nomme un instituteur vers 1970, et l'enfant appartiendra à la première génération scolarisée du village.
Ce passage en entraînera d'autres - vers la langue turque, vers l'université à Ankara. Seyhmus Dagtekin y fait des études de journalisme et d'audiovisuel.
Entre-temps, l'un de ses frères est parti travailler en France comme ouvrier dans l'industrie lorraine. "En 1974, il a fait partie de la dernière vague de travailleurs immigrés recrutés par contrat dans leur pays." En 1987, Seyhmus rejoint son frère aîné, pour compléter ses études universitaires. Il "naît au français", selon l'expression qu'il aime utiliser.
Au cours intensif du début à Nancy succèdent des études de cinéma à Paris. Ces années-là, la répression turque dans les régions kurdes est d'une extrême violence. "Je ne suis pas un militant, mais j'ai la conscience de mon appartenance. Je ne me voyais pas faire mon service militaire dans une armée qui menait la guerre contre mon peuple. Je suis resté en France pour éviter d'aller à l'armée, puis je me suis enraciné. Je me suis replanté dans le terreau de la langue française, mais je reste l'arbre que j'étais."
Seyhmus Dagtekin n'a jamais écrit dans sa langue maternelle, interdite à l'oral comme à l'écrit. Les romanciers kurdes les plus connus, comme Yacher Kemal, écrivent en turc. L'adolescent suit ce chemin, pour ses premiers textes. Quatre ans à peine après son arrivée en France, il commence à écrire en français.
D'entrée, il choisit la poésie, sans doute la porte d'accès la plus difficile pour un étranger : elle exige, plus encore que la rédaction d'un essai ou d'un livre document, une appropriation de la langue, un travail d'émancipation.
Dans ses quatre recueils de poésie, les femmes aimées se prénomment Agnès ou Cécilia, les lieux évoqués sont Montmartre, Belleville ou les monts d'Arrée. "Je ne me sens pas en exil, je me place pas comme étranger", affirme l'auteur.
Son premier roman plonge au contraire dans l'enfance. Il apporte des éclairages sur la vie dans ces villages reculés. Mais c'est toujours l'écriture qui prime, le choix d'un angle serré, d'une langue poétique qui suggère plus qu'elle ne démontre. Fait rare sous une plume turque, un passage évoque le génocide des Arméniens de 1915 et la participation de Kurdes aux massacres.
Aujourd'hui, l'écrivain est ancré dans la vie littéraire française. Il n'est plus retourné en Turquie depuis douze ans, où il reste en délicatesse avec les autorités, suite à son refus d'effectuer son service militaire. L'artiste va demander sa naturalisation française, bien que l'idée de frontières lui reste étrangère. "Quand je suis arrivé en France, je déchiffrais Les Fleurs du mal, à l'aide du Petit Larousse. J'étais profondément touché et je ressentais comme une appartenance immédiate. Je ne suis pas venu avec mes limites. Je suis venu comme un territoire ouvert."
Catherine Bédarida
"Autant de gouffres dans la nuit"
Nous publions un extrait du premier roman de Seyhmus Dagtekin, A la source, la nuit (Robert Laffont, 232 p., 18€).
"Le soir tombait vite même si la blancheur de la neige retardait l'arrivée de la nuit. (...) Car la clarté du ciel, la robustesse de la lune, la blancheur de cette nappe de neige sur la terre, disputaient notre village à la nuit et l'empêchaient de s'abattre sur la terre, sur notre contrée. Il devenait difficile d'oser sortir, de risquer notre corps parmi les incertitudes de la nuit, ne serait-ce que pour nous soulager, nous débarrasser des lourdeurs de la nature qui s'étaient accumulées à mesure que la neige et la nuit avaient envahi les alentours de la maison.
Nos mères nous prenaient par la main pour nous donner le courage d'assumer nos besoins en affrontant la peur qui nous attendait à l'extérieur. On débarquait dans un silence entrecoupé de quelques aboiements, de quelques hurlements qui donnaient une profondeur inquiétante au calme de la nuit et à sa blancheur uniforme. Une profondeur que nous soupçonnions mais que nous n'arrivions pas à percer et que, tout ouïe, nous écoutions comme autant de portes, autant de gouffres dans la nuit."
Seyhmus Dagtekin a également publié plusieurs recueils de poèmes, dont Les Chemins du nocturne (2000) ; Le Verbe temps (2001) ; Couleurs démêlées du ciel (2003). Ces trois recueils sont parus aux éditions Le Castor astral.
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