Les chroniqueurs syriaques parlent souvent des rapports entre les Kurdes
et les chrétiens syriaques qui habitent la Haute Mésopotamie. Ils louent particulièrement deux dynasties, celles des Marwanides et des
‘Ayubides de la Djézira.
Les Marwanides
Les princes de la dynastie des Marwanides régnèrent sur la grande
province du Diyar Bakr de 372-478 h./983-1085 après J.-C.
Comment retrouver leurs actions d’éclat, leur puissance suzeraine, leur
gloire ardente, leur héroïque légende ? Ils vécurent à une époque où la
jeunesse, l’audace, l’adresse, l’intelligence se dépensaient généreusement pour
fonder un nouvel État, une brillante dynastie...
Le Diyar Bakr constituait l’un des trois districts de la Djézira, “la presqu’île”. C’était ainsi que les auteurs appelaient la Haute Mésopotamie, région comprise entre les cours supérieurs du Tigre et de l’Euphrate. La Djézira comprenait encore les districts de Diyar Rab’ia (chef-lieu Mossoul) et Diyar Mudar
(chef-lieu Rakka, sur la rive gauche de l’Euphrate). Elle correspondait à un
territoire situé de nos jours en Syrie, en Irak, en Turquie.
Des Kurdes, d’origine indo-européenne, vivaient avec d’autres peuples
dans le Diyar Bakr, province éloignée de Bagdad, à la limite de l’empire
byzantin, qui, outre Amid, incluait plusieurs cités et cantons : Arzan,
Mayyafarkin (en syriaque Maïpherqat), Hasankeyf mais aussi Khilat, Melazgerd,
Ardjish, et un canton situé au nord-est du lac de Van.
Le début de la dynastie des Marwanides
Le chroniqueur de la Djézira au douzième siècle, Ibn al-Azrak al-Fariki,
ainsi que l’écrivain arabe Ibn al-Athir, et les chroniqueurs syriaques Elie de
Nisibe, Michel le Grand, se plurent à nous conter l’histoire des Marwanides.
Le fondateur de cette dynastie fut un berger kurde, Abu Shudja ’Badh b.
Dustak. Il abandonna ses bêtes, prit les armes, devint un vaillant chef de
guerre et acquit une certaine notoriété.
A la mort de ‘Adud al Dawla, qui gouvernait l’empire musulman, en 983, un
Buyide de la dynastie d’émirs iraniens, Badh prit Mayyafarkin, ville située au
nord-est du Diyar Bakr. C’était l’ancienne Martyropolis, l’actuelle Silvan. Il
s’empara aussi d’Amid, d’Akhlat, et de Nisibe.
Nisibe, assise au sud de la région montagneuse de Tur ‘Abdin, avait une
longue histoire. Marche-frontière entre les Sassanides et les Byzantins, elle
était aussi un point de transit des caravanes. Elle avait été soumise par les
Arabes en 639.
Badh ne réussit pas à dominer Mossoul et mourut en 990, victime d’une
coalition ourdie par les Hamdanides, dynastie d’émirs arabes qui régnait en
Haute Mésopotamie et en Syrie depuis l’an 905, et par les ‘Uqaylides, famille
d’émirs arabes shi’ites.
Le beau-frère de Badh, Marwan, donna son nom à la nouvelle dynastie. Ses
trois fils allaient régner successivement sur le Diyar Bakr.
Le chroniqueur Elie de Nisibe et les Marwanides
Un chroniqueur syriaque, Elie, métropolite de Nisibe, fut le témoin avisé
de l’arrivée des Marwanides. Dans ses écrits, il parle élogieusement de ces
émirs éclairés, tolérants. Ne surent-ils pas nouer des relations pleines
d’estime, de respect, d’amitié, avec les intellectuels syriaques orientaux
(nestoriens) et occidentaux (jacobites), qui résidaient en majorité dans les
villes de leur principauté et cohabitaient sans heurts avec les Kurdes et les
Arabes ?
Qui étaient les Syriaques ? Les héritiers des antiques Assyriens, des
Babyloniens, et aussi des Araméens. Les Syriaques parlaient un dialecte de
l’araméen. Ils en firent une langue culturelle et scientifique, le syriaque.
Ils se convertirent, dès les premiers temps de notre ère, au christianisme.
Edesse et sa région furent des foyers d’évangélisation active.
Elie de Nisibe, appelé aussi Elie bar-Shenaya, naquit le 11 février 975
dans la ville de Shena, assise au confluent du Tigre et du grand Zab, centre
d’un évêché syriaque oriental depuis le début du VIIIème siècle. Il
se fit moine. Il fut ordonné prêtre, évêque, puis fut nommé en l’an 1008
métropolite de Nisibe.
La ville était, au début du onzième siècle, fort agréable, avec ses
belles maisons, sa mosquée, ses bains, ses riches jardins. Elle relevait
politiquement et administrativement de l’émir du Diyar Bakr.
Religieusement, Nisibe était depuis longtemps un foyer
important. Elle abrita une fameuse école, dont l’évêque Jacques de Nisibe jeta
les bases au quatrième siècle.
Le métropolite Elie vécut dans cette ville jusqu’à sa mort qui survint en
1146 et s’adonna à divers travaux intellectuels. Il connaissait le syriaque et
l’arabe, la culture islamique. Il laissa des oeuvres nombreuses, comme la Chronographie, une Grammaire syriaque, un Lexique arabo-syriaque,
des hymnes, des homélies métriques, des lettres, écrits en syriaque.
Elie de Nisibe écrivit en arabe des oeuvres théologiques et morales.
Sa Chronographie, datée de 1018, conserve une grande importance
pour l’histoire kurde, car l’auteur nous donne des détails précieux sur les
biographies des premiers souverains marwanides et sur les rencontres des
savants syriaques et des Kurdes.
La tragédie de l’émir Abu ‘Ali al-Hasan b. Marwan
Elie de Nisibe évoque brièvement la vie d’Abu ‘Ali al-Hasan.
Après la mort de son oncle Badh, l’aîné des fils de Marwan se retira à
Hisn-Kayfa, épousa la veuve du vieux chef de guerre. Il combattit les derniers
Hamdanides, les mit en déroute et ressaisit toutes les forteresses.
Elie raconte la fin tragique de ce prince qui périt à Amid en 997 sous
les coups des habitants en révolte. Son frère Abu Mansur Sa’id lui succéda,
sous le nom de Mumahhid al-Dawla :
En lequel l’émir Abu ‘Ali, fils de Merwan, alla à Amid et les habitants
sortirent au-devant de lui. Comme il entrait à la porte de la ville un homme
appelé ‘Abd el Barr le tua, se révolta et domina la ville. Abu Mansur Sa’id,
fils de Merwan, était alors gouverneur de Gézirta (Djézira). Quand il apprit
que son frère était tué, il se hâta d’aller à Maïpherqat et y inaugura son
règne le jeudi 7 Dulqa’da [11 novembre 997 de J.-C.]. Depuis ce moment il eut
pour nom Mumahhid al-Dawla.” 1
Mumahhid al-Dawla Sa’id et le médecin Bokhtisho
Mumahhid, habile diplomate, sut se servir des ambitions des Byzantins présents au nord de
l’Anatolie. Les relations de ce prince avec l’empereur de Byzance Basile II
(976-1025) furent plutôt amicales. Quand Basile apprit le meurtre de David, roi
du pays de Gorzan, (la Haute Géorgie), qui avait légué par testament son État à
l’Empire byzantin, il abandonna la campagne qu’il avait entreprise en Syrie
pour s’assurer de l’obéissance des émirs arabes et il franchit l’Euphrate. Il
annexa l’État de David, reçut les serments des vassaux, venus à sa rencontre,
comme Mumahhid al-Dawla, qui “mit le pied sur son tapis”, en l’an 999 :
“En lequel ( 390 h. / 1311 sél. ) mourut David, roi des Gorzaniens.
Le roi des Romains, Basile, sortit dans le pays de Gorzan. Mumahhid al-Dawla
vint au-devant de lui et marcha sur son tapis. Le roi le reçut avec joie et le
fit maître. Il y eut alors la paix aux frontières. ”2
Mumahhid
al-Dawla profita de cette paix pour restaurer les remparts de sa capitale
Mayyafarkin, demeure de sa souveraineté, et y faire inscrire son nom, qui
rayonne encore de nos jours.
En l’an 1000, il demanda à l’émir buyide Baha’ al-Dawla de lui envoyer le
médecin chrétien Gabriel b. ‘Abd Allah b. Bokhtisho, attaché à l’hôpital de
Bagdad. Ce dernier descendait de la célèbre famille des Bokhtisho, au service
des califes ‘abbassides depuis Al Mansur (754-775). Alors âgé de 80 ans,
Gabriel monta avec son fils vers la petite ville fortifiée de Mayyafarkin pour
y prendre ses fonctions. Il y mourut deux ans plus tard, couvert d’honneurs et
de richesses.
Mumahhid al-Dawla Sa’id connut une fin tragique, comme son frère Abu ‘Ali
al-Hasan. Mécontent, peiné, Elie de Nisibe regretta longtemps son prince. Il
qualifia d’impie, terme très fort chez les Syriaques, l’homme qui abattit par
la ruse “l’émir béni”, qu’il estimait tant. Le jeune frère de
Mumahhid, Nasr al-Dawla Ahmad, combattit aussitôt le meurtrier. Dieu, dans sa
justice, lui donna la victoire en l’an 1010 :
“En lequel l’impie Sarwin usa de ruse pour tuer
dans la nuit du jeudi 5 Gumada I [14 décembre 1010 de J.-C.] l’émir béni
Mumahhid al-Dawla. Mais le Seigneur donna la victoire à Abu Nasr, frère de
Mumahhid al-Dawla, et livra Sarwin dans ses mains. Il le tua et devint émir
sous le nom de Nasr al-Dawla.”
3
L’émir victorieux Nasr al-Dawla Ahmad b. Marwan
Le troisième fils de Marwan, accéda donc au pouvoir, après les deux
règnes précaires de ses frères aînés. Fin politique, il sut habilement
s’imposer à l’émir buyide Sultan al-Dawla, au calife fatimide d’Égypte Al Hakim
et à l’empereur de Byzance Basile II. Tous trois lui envoyèrent des messages de
félicitations. Ils représentaient les grandes puissances qui entouraient
l’État-tampon de Mayyafarkin.
Elie de Nisibe nous rapporte que Nasr al-Dawla Ahmad b. Marwan, “l’émir
victorieux”, reconquit, en l’an 1011, Amid, ville importante de son
territoire, alors dominée par son vassal Ibn Dimne :
“En lequel l’émir victorieux Nasr al-Dawla alla
assiéger Amid et presser Ibn Dimne. Quand Ibn Dimne vit qu’il n’avait aucun
secours à espérer, il se soumit à Nasr al-Dawla. Des fonctionnaires et des
collecteurs d’impôts vinrent dominer la ville et y devinrent puissants. - En
lequel Ibn Dimne fut tué. Ce furent des gens de la ville d’Amid qui le tuèrent.
Nasr al-Dawla s’empara de la ville.”
4
Nasr al-Dawla Ahmad, selon d’autres sources, reconquit Amid vers l’an
1024.
Il signa avec l’Empire de Constantinople un pacte de non-agression
mutuelle, mais le viola une fois ou deux. La renommée de ce prince kurde,
musulman, devint telle que les habitants d’Al-Ruha, (Edesse), à l’ouest, firent
appel à lui pour les délivrer d’un chef arabe. Nasr al-Dawla b. Marwan s’empara
de la ville d’Edesse en 1026-27, l’ajouta à ses possessions. Le célèbre
auteur syriaque occidental Abou’l Faradj Bar Hébraeus (1226-1286) raconte la
guerre en ces termes :
“En la même année, Nasr al-Dawla b. Marwan, le Seigneur du Diyar
Bakr, régna sur la ville d’Edesse; celle-ci appartenait à un homme de la tribu
de Numayr appelé Athyra qui était méchant et ignorant. Les Edesséniens
écrivirent à Nasr al-Dawla pour lui livrer le pays. Nasr al-Dawla leur envoya
son lieutenant qui séjournait à Amid et se nommait Zingi. Zingi conquit la
ville et tua Athira.” 5
Nasr al-Dawla annexa donc Édesse, mais la ville fut reprise avec liesse
par le roi de Byzance en 1031. N’occupait-elle pas une place
particulière dans l’histoire du Christianisme ?
Le long règne de Nasr al-Dawla Ahmad marqua l’apogée de la puissance
marwanide. Il bâtit une nouvelle citadelle sur une colline de Mayyafarkin où
se trouvait l’église de la Vierge, il construisit des ponts, des bains publics.
Il restaura l’observatoire. Des bibliothèques équipèrent les mosquées de
Mayyafarkin et d’Amid.
Le souverain magnanime, juste et pragmatique, réunit autour de lui, dans
la noble cité de Mayyafarkin, qu’animait le soleil de l’Orient, des ascètes,
des savants, des historiens, tel Ibn al-Athir, des poètes, comme ‘Abd Allah
al-Kazaruni, al-Tihami. Il donna refuge à des réfugiés politiques, tel le
futur calife ‘abbasside Muktadi (1075-1099) Il chercha les plus belles
concubines, les meilleurs cuisiniers, mais, fort pieux, observa strictement les
prescriptions religieuses. Sa cour brillante impressionna les visiteurs par son
luxe et son raffinement sans pareils, les retint un moment, les enivra comme
une coupe de vin précieux.
Le vizir Abu al-Kasim al-Husayn al-Maghribi et le métropolite Elie
Nasr al-Dawla b. Marwan demeura au pouvoir pendant plus de cinquante ans,
maintenant dans la paix son peuple. Il choisit d’éminents vizirs, qui dotèrent
le Diyar Bakr d’une grande prospérité économique et culturelle. Citons parmi
ceux-ci Abu al-Kasim al-Husayn al-Maghribi qui fut aussi vizir du prince
‘Uqaylide de Mossoul Kirwash b. al-Mukallad, puis du calife de Bagdad
al-Kadir.
Al-Maghribi se mit au service de Nasr al-Dawla à Mayyafarkin et resta en
fonction de 1025 à 1027. Homme de culture, il possédait une riche bibliothèque.
Il écrivit plusieurs ouvrages politiques, dont un manuel sur le gouvernement
idéal, Kitab fil-Siyasa, adressé à un monarque, sans doute Nasr al-Dawla
b. Marwan.
Dans la principauté kurde de Mayyafarkin, Al-Maghribi entretint
des rapports cordiaux avec quelques lettrés syriaques, ses sujets. Il aimait
s’entretenir de questions religieuses avec Elie, métropolite de Nisibe, homme
pieux, féru de connaissance et de savoir, doué d’un jugement sûr, plein de
tact, de diplomatie.
Abu al-Kasim al-Husayn al-Maghribi, qui était encore en fonctions, mourut
à Mayyafarkin, en 1027.
Abu Said Mansur b. Isa construit l’hôpital de Mayyafarkin
Les chroniqueurs arabes, comme Ibn Abi Usaybia (1194-1270), mentionnent
avec éloges le frère d’Élie, Abu Said Mansur b. Isa, ce médecin de Mayyafarkin,
qui avait mérité le surnom de Zahid al-Ulama, “le savant le plus détaché des
biens matériels” :
“Zahid al-Ulama c’est Abu Said Mansur b. Isa; il
était chrétien nestorien et son frère était métropolite de Nisibe, célèbre
par ses vertus. Il exerçait le métier de médecin, au service de Nasr al-Dawla
b. Marwan (à qui Ibn Butlân avait dédié le livre “Le banquet des médecins”)
Nasr al-Dawla était très respectueux envers Zahid al-Ulama, il comptait sur lui
dans le domaine de la médecine, et était bienfaisant à son égard. Ce fut Zahid
al-Ulama qui bâtit l’hôpital de Mayyafarkin”
Usaybia continue son récit, il explique à ses
lecteurs que “la cause de la construction de l’hôpital de Mayyafarkin fut que
Nasr al-Dawla b. Marwan avait une fille à laquelle il était très attaché et qui
tomba malade. Il se promit que, si elle guérissait, il donnerait en aumônes
son poids de drahems. Et lorsque Zahid al-Ulama la soigna, et qu’elle guérit,
il demanda à Nasr al-Dawla de consacrer la somme d’argent, qu’il voulait
dépenser en aumônes, à la construction d’un hôpital utile à tous. Et ainsi il
acquerrait beaucoup de mérites et une renommée excellente. Nasr al-Dawla lui
donna l’ordre de construire l’hôpital et il dépensa beaucoup d’argent; il
mobilisa des biens fonciers pour assurer les frais de fonctionnement de
l’hôpital et il le dota des instruments les plus parfaits.” 6
Âme noble, charitable, louée pour l’excellence de ses mérites, Abu Said
Mansur b. Isa dirigea l’hôpital et soigna avec dévouement les habitants de
Mayyafarkin.
Il fut aussi un écrivain. Il rédigea plusieurs traités médicaux et un
livre sur l’interprétation des songes, des visions. Il s’entendait bien avec
son frère Elie qui lui dédicaça l’un de ses ouvrages, le “Livre sur la
chasteté”.
Le philosophe et médecin Ibn Butlân à la cour de Mayyafarkin
Un autre médecin célèbre de l’époque, Abu ‘l-Hasan al-Muhtar, dit Ibn
Butlân, noua des liens privilégiés avec l’émir Nasr al-Dawla b. Marwan.
Praticien fort connu à Bagdad, philosophe, logicien, polygraphe, ce syriaque
oriental avait été l’élève préféré d’Abu ‘l Faraj ibn al-Tayyeb, prêtre,
médecin et commentateur d’Aristote (+ 1043)
Esprit libre, Ibn Butlân entreprit de nombreux voyages en Syrie, en
Egypte, à Constantinople. Il visita l’État de Mayyafarkin, attiré par sa cour brillante
et somptueuse. Il dédia au prince marwanide, pour le distraire, son traité “ Le
banquet des médecins” satire des docteurs et de leurs moeurs.
Ibn Butlân rédigea d’autres ouvrages, médicaux, religieux, dont un traité
d’hygiène, “Takouïm essaya”, que nous pouvons traduire par
“Rétablissement de la santé”. Il se retira à la fin de sa vie dans un monastère
près d’Antioche et mourut vers l’an 1066.
Le crépuscule
Les relations d’estime entre Nasr al-Dawla b. Marwan et Elie de Nisibe ne
se rompirent qu’à la mort du métropolite qui survint vers l’an 1046.
Nasr al-Dawla b. Marwan, en 1054, dut reconnaître la suzeraineté du
Seldjukide Tugril Beg, qui dominait la plus grande partie de la Djézira, mais il conserva ses territoires. Il s’éteignit en l’an 1061.
Cette belle période de paix et d’entente entre les Kurdes et les
Syriaques fut riche en réalisations dans le domaine de la vie culturelle. Elle
fut intense dans celui du commerce, active dans le secteur de l’artisanat et de
l’art, bref, impressionnante. Nasr al-Dawla b. Marwan laissa à Diyar Bakr des
inscriptions monumentales qui témoignent encore aujourd’hui du rayonnement
artistique de son règne.
Après la mort de Nasr al-Dawla, la puissance des Marwanides s’affaiblit,
déclina. Son second fils Nizam lui succéda et régna jusqu’en 1079, puis le fils
de ce dernier Nasir al-Dawla Mansur.
La fin de la dynastie marwanide approchait à petits pas, dans un parfum
de traîtrise... Ibn Djahir, un ancien vizir, quitta le Diyar Bakr, se rendit à
Bagdad. Là, il convainquit le sultan Malik Shah, petit-neveu de Tugril Beg, et
le célèbre vizir Nizam al-Mulk de lui permettre d’assiéger Mayyafarkin.
Quand la ville fut prise, Ibn Djahir enleva les vastes trésors
appartenant aux princes marwanides et les garda jalousement pour lui. Dès 1085,
le Diyar Bakr tomba presque entièrement sous l’autorité directe des
Seldjukides. Le dernier émir, Nasir al-Dawla Mansur, garda seulement la ville
de Djazirat Ibn ‘Umar.
Malik Shah disparut en 1092, il y eut des troubles après sa mort et le
Diyar Bakr reprit un peu d’autonomie.
Cependant les Marwanides ne disparurent pas tout à fait. Ils étaient
encore mentionnés au milieu du douzième siècle, dans la chronique du patriarche
syriaque occidental, Michel le Syrien, écrite en l’an 1195.
Dès 1134, raconte Michel, le Turc Zangi, gouverneur de Mossoul, envahit
plusieurs fois le territoire kurde, dirigea des expéditions contre des tribus
qui se soumirent à lui, s’empara de leurs citadelles. Après la prise d’Edesse,
en 1144, Zangi voulut assurer sa domination sur les émirs voisins. Ces
derniers, méfiants, démolirent, dans la région de Nisibe, des forteresses qui
ne pouvaient se défendre contre la puissance de Zangi et les laissèrent
désertes.
L’un des descendants des Marwanides, Ahmad, détenait encore la forteresse
de Hataka à l’époque des croisades. Ce ne fut pas Zangi mais l’émir de Mardin,
Timurtas Hosam al-Dîn (+1154), fils du puissant prince Il-Ghâzî , de la famille
des émirs Ortuqides, qui désira s’en emparer et l’assiégea longtemps.
Le Kurde demanda bientôt à traiter :
“A cette époque, la place forte de
Hataka, qui n’était jamais tombée aux mains des Turcs, était entre les
mains d’un homme de la famille des Benê Marwan, qui avaient le titre de rois et
leur résidence à Maïpherqat (Mayyafarkin). Il y eut entre ces seigneurs de la
discorde, des querelles et des combats. Hosam al-Dîn, voyant que les Curdes
n’avaient point d’auxiliaires, et qu’ils étaient opposés les uns aux autres,
les assiégea pendant un an et quatre mois. Alors Ahmed demanda à traiter.
Timurtas lui donna de l’or et des villages dans son pays, et prit la
forteresse. Ensuite le Curde se repentit, et chercha du secours près du
seigneur d’Amid, afin de pouvoir reprendre la forteresse; mais il ne put y
réussir. ”
7
Ainsi finit la belle épopée des Marwanides, qui avaient régné sur la
province du Diyar Bakr, subjugué les peuples voisins. N’avaient-ils pas brillé
comme la couronne de neige d’un blanc étincelant sur la haute montagne ? Leur
souvenir et celui des chroniqueurs, des savants chrétiens de la Haute-Mésopotamie, demeure aujourd’hui vivaces dans la mémoire des Kurdes et des Syriaques.
Tableau chronologique des princes marwanides
Al-Hasan ibn Marwan (990-997)
Mumahhid al-Dawla Sa’id (997-1011)
Nasr al-Dawla Ahmad (111-1061)
Les ‘Ayubides
Le grand Malik Al-Ashraf
Environ un siècle et demi
plus tard, un autre personnage fut le sujet de l’admiration des Syriaques, qui
ne tarissent point d’éloges sur lui, Al-Ashraf, prince d’Édesse et de la Djézira. C’était le fils d’Al-‘Adil, frère de Saladin le héros de la Troisième croisade. À la mort de Saladin, Al-Adil et ses fils Al-Kamil, Al-Mu’azzam,
Al-Ashraf et Al-Awdad prirent en mains les destinées de l’empire ‘Ayubide.
Après la quatrième croisade, lancée par les Francs d’Occident contre
Constantinople, Al-‘Adil conclut en 1204 puis en 1211 des trêves avec les rois
francs de Jérusalem Amaury II et Jean de Brienne.
Malik Al-Ashraf le victorieux
Pendant ce temps, les Turcs Seldjoukides dont la puissance se
développait, débordaient de leurs montagnes sur les plaines de la Syrie du nord et du Diyarbakr. Ils attaquaient, pillaient les territoires ‘ayubides. Selon
les circonstances, ils soutenaient la branche ‘ayubide d’Alep, contre leurs
cousins d’Égypte et de Haute Mésopotamie.
Ainsi, au début du treizième siècle, Chosroès Shah (1194-1196, 1205-1211), le fils de Kilidj
Arçlan II, le grand sultan seldjoukide de Cappadoce s’était allié à l’émir
d’Alep, Malik al-Zahir. Il avait été vaincu par les troupes de Malik al-Ashraf.
Voici ce que raconte un chroniqueur syriaque, l’Édessénien anonyme :
“…Malik al-Ashraf quitta Mabbug avec ses soldats et
des Arabes en grand nombre et livra bataille à l’armée des Rum. Les Rum furent
vaincus et les Arabes saisirent les soldats de Chosroès Shah par vingtaines et
trentaines; le reste prit la fuite. Alors les Arabes et les soldats de Malik
al-Ashraf pillèrent leurs chevaux et les biens des Rum, après que le pays eut
tremblé devant les soldats de Chosroès Shah. Ce fut la deuxième victoire de
Malik al-Ashraf. Les intentions de Malik al-Ashraf étaient très bonnes envers
tous; depuis son enfance il ne fit de tort à personne.” 8
La Mansoura
Malik al-‘Adil,
qui avait engagé une politique conciliante avec les Francs, fut déçu quand le
pape Honorius III encouragea la cinquième croisade, qui prit la riche Égypte
pour objectif.
À l’appel du pape, le duc
d’Autriche Léopold et le roi André II de Hongrie s’embarquèrent le 27 mai 1218.
Ils se mirent d’accord pour aller assiéger la forteresse du Mont-Thabor, bâtie
par Malik al-’Adil afin de contrôler la Galilée. Ils échouèrent à la prendre.
Le roi de Hongrie repartit dans son pays.
Jean de
Brienne, roi de Jérusalem, proposa au duc d’Autriche et aux barons francs
d’attaquer l’Égypte. Ils remontèrent le Nil jusqu’à Damiette, ville fortifiée
située dans les parages du Caire. Ils l’encerclèrent comme d’un anneau, et,
durant deux ans, l’assiégèrent. Ils prirent la citadelle le 25 août 1218.
Près de Damas,
le grand sultan Malik al-’Adil, âgé de soixante-seize ans, apprit la nouvelle
et succomba à une crise cardiaque, le 31 août 1218. Il fut enterré à Damas,
dans la madrasa ‘Adiliya.
La ville de Damiette toute
entière tomba entre les mains des Francs le 5 novembre 1219. Les soldats
exterminèrent les habitants, et pillèrent les trésors.
Malik
al-Kamil, fils d’Al-‘Adil, sultan du Caire, était un lettré, un philosophe, un
homme tolérant. Il voulait mettre fin à l’invasion franque, mais désirait éviter
toute bataille sanglante. Il proposa plusieurs fois au roi des Francs la
restitution de l’ancien royaume de Jérusalem, contre l’évacuation du port
fortifié de Damiette. Jean de Brienne et les barons syriens voulaient accepter
l’offre du sultan, mais le légat du pape, le cardinal Pélage, un Espagnol
orgueilleux, refusa net. En juillet 1221, le cardinal qui voulait s’emparer de
l’Égypte entière, prépara une expédition. Il décida de quitter Damiette,
d’aller prendre le Caire et il se mit en route.
Alors, le sultan d’Égypte
Malik al-Kamil et ses frères, le loyal Malik al-Ashraf, seigneur de Mésopotamie
(Djezira et Edesse), et Malik al-Mu’azzam, seigneur de Jérusalem et de Damas,
rassemblèrent leurs soldats. Ils allèrent camper à Mansoura, au sud de Damiette.
La guerre fut engagée. Au début août, les Égyptiens, observèrent que la
crue du Nil était proche. Ils savaient que les Francs, qu’ils avaient entraînés
loin de Damiette, seraient bientôt dans l’obligation d’arrêter leur marche sur
ces terres boueuses. Ils coupèrent la retraite des chevaliers vers Damiette. Le
26 août 1221, ils ouvrirent les digues et inondèrent les terres basses.
L’Édessénien anonyme écrit :
“Les
deux partis s’affrontèrent. Et selon leur mauvaise habitude, les soldats francs
se hâtèrent et se jetèrent sur les Musulmans. Lorsque les soldats musulmans
virent la mauvaise tactique des Francs, ils les entraînèrent loin de Damiette.
Une fois les Francs éloignés, les soldats des Musulmans se hâtèrent d’occuper
le camp des Francs et la route pour qu’ils ne puissent pas rentrer à Damiette.
Et les Musulmans se mirent à anéantir les Francs. L’épée travailla ainsi
jusqu’à la neuvième heure; Musulmans et Francs furent fatigués par la bataille
de toute la journée. Mais les Francs désespérèrent de leur vie, car les
Musulmans avaient occupé la route de Damiette et le camp des Francs; ils ne
savaient plus que faire. Ils levèrent les yeux et aperçurent un lieu élevé.
Alors, ils tournèrent le dos et coururent vers cet endroit élevé. Les Musulmans
en éprouvèrent une grande joie. Ils travaillèrent toute la nuit et amenèrent le
grand Nil et le mirent autour de l’endroit où étaient les Francs qui restèrent
là mourant de faim, eux et leurs chevaux, pendant trois jours.
Enlisés,
affamés, les Francs se replièrent en désordre. Ils s’empressèrent de traiter
avec les Musulmans. Ils leur rendirent Damiette.
Le chroniqueur conclut :
« Ce fut la troisième victoire de Malik al-Ashraf de bonne mémoire, à
cause de sa bonne volonté et de ses bonnes intentions envers tous. »9
Après l’échec de l’expédition d’Égypte, le 30 août 1221, Jean de Brienne et les
Francs conclurent avec Al-Kamil une trêve de huit ans.
Al-Ashraf, le doux émir d’Édesse et de la Djézira
En 1223, la sécheresse
sévit en Orient, depuis Babylone jusqu’à la frontière d’Alep. Les sauterelles
dévastèrent les récoltes. Le prix du blé, de l’orge, des lentilles monta.
Désespérés, affamés, les habitants de la Djézira et d’Édesse prièrent pour que
Dieu envoyât la pluie. Les gouverneurs d’Édesse, de Harran, de Sarug, de
Resh’Ayna, selon la loi imposée par le gouverneur de Mardin, prirent les grains
de blé et d’orge des agriculteurs pour le donner aux paysans pauvres. Mais
ceux-ci en semèrent peu et mangèrent le reste. Pendant des années, il n’y eut
pas de récolte. Les gouverneurs se comportèrent mal, laissant commettre
beaucoup d’injustices. L’Édessénien anonyme prend la défense de Malik
al-Ashraf :
« La
langue ne peut décrire les souffrances et les tortures, les pots- de-vin qu’on
donnait aux préposés. Le doux et miséricordieux sultan Malik al-Ashraf n’était
point au courant de ce que supportaient les gens d’Édesse, de Harran, de Sarug,
et de Resh’Ayna, mais il commandait que la semence soit donnée avec mesure aux
paysans. »
10
Malik al-Ashraf défait Galal al-Din, le grand sultan, roi des Persans
Galal al-Din, de la
dynastie des Kharezm-Shahs (1077-1231) qui gouvernait en Asie centrale et en
Iran, fut battu par les Mongols en 1219 et en 1221. Il s’avança en Asie
Mineure. Les princes ‘Ayubides se portèrent au secours du sultan seldjoukide,
Kay Qubad Ier de Cappadoce (1220-1237), qui était inquiet des
progrès du Khwarezm-Shah de Perse.
Malik al-Ashraf,
prince de Djézira, commanda les troupes du nord et monta auprès du sultan de
Rum, pour combattre l’ennemi persan commun.Le 10 août 1230, Galal al-Din fut
défait par Malik al-Ashraf. Laissons le chroniqueur syriaque relater cette
victoire :
“Malik al-Ashraf monta avec les soldats et parvint auprès du sultan
de Rum. Et l’armée de Rum se prépara au pays d’Arzinğan. Quant aux troupes
de Malik al-Ashraf, elles partirent et montèrent dans la région de la ville de
Sébaste. (Les deux armées) parvinrent l’une en face de l’autre et les deux lignes
de bataille se firent face. Les deux parties s’encouragèrent pour la grande
bataille; des peuples innombrables étaient rangés et se tenaient armés en face
les uns des autres, assoiffés du sang les uns des autres. Les Persans se mirent
à combattre l’armée de Rum dans la région d’ Arzinğan où étaient campés
les Rum. Lorsque les soldats de Malik al-Ashraf virent que les Rum étaient
attaqués, ils s’encouragèrent, s’irritèrent et furent enflammés de feu. Ils
firent fi de leur vie temporelle et s’approchèrent des Persans. Lorsque les
Persans virent les soldats puissants de Malik al-Ashraf, la terreur les
envahit; et les Musulmans de même s’effrayèrent des Persans. En ce temps, le
Seigneur s’irrita contre les Persans et octroya la victoire aux Musulmans. Et
le Seigneur fit venir contre les Persans un vent de tempête insupportable,
plein d’obscurité à cause de la poussière soulevée par les soldats des
Musulmans. Une nuée sombre fut sur les Persans qui tournèrent le dos pour fuir
devant les soldats de Malik al-Ashraf, sans que ni les lances ni les flèches
des Musulmans les aient atteints, sinon, peut-être, le bruit des trompettes et
des tambours et le hennissement des chevaux. Les Persans s’enfuirent et furent
défaits devant les Arabes.”
Galal al-Din
s’enfuit au voisinage de son pays. Ses ennemis, les Tatars, l’une des tribus
mongoles, qui étaient proches de la frontière des Persans, le pourchassèrent
jusqu’aux villes d’Ahlat et d’Amid. Il quitta cette cité. Le chroniqueur
ajoute :
“On raconte
cependant qu’il fut tué près de Mayyafarkin, [Maïphercat]. Certains disent
qu’il parvint à Babel. Le Seigneur seul sait ce qui arriva.”11
En vérité,
Galal al-Din, réfugié à Diyarbakr, fut assassiné par un paysan kurde le 15
août 1231.
Malik al-Ashraf régna encore quelques années. Après une vie riche et glorieuse, il mourut en 1237.
Un autre chroniqueur syriaque, Bar
Hébraeus, fit son éloge funèbre : Il était loyal, doux, généreux,
miséricordieux, plein de bonne volonté et de bienveillantes intentions envers
tous, il aimait beaucoup la chasse et tous les plaisirs de table :
« Au commencement de l’année 635 des rabes
(1237), Malik al-Ashraf ‘Isa, le fils d’Al-‘Adil, le fils de ‘Ayub, mourut à
Damas âgé d’environ 60 ans. Il n’y avait pas de limite à la générosité de cet
homme, il était un grand amateur des mets délicats et des repas luxueux. »12
D’après ce volet
historique, l’on remarque que les princes de deux dynasties, les Marwanides et
les ‘Ayubides de la Djézira, entretinrent des rapports forts, amicaux et
chaleureux avec les chrétiens syriaques et les chroniqueurs ne manquèrent pas
de louer cette période et l’action de ces princes éclairés.
J’ai le sentiment que
l’histoire se répète dans cette région du Kurdistan et que la compréhension,
la coopération, l’entente brillent encore aujourd’hui entre les Kurdes et le
peuple assyrien-chaldéen-syriaque, ami et allié, qui vit dans cette région
depuis des siècles . Tous ont un destin commun.
Références des chroniques syriaques
- Chronographie d’Élie de Nisibe, E.W. BROOKS et J.B.CHABOT, CSCO, 62, syr, 21-22. (1909-1910)
- Chronique de Michel le Syrien, J.-B. CHABOT, Paris, 1899-1910., réédition, Bruxelles, 1963.
- Chronique de l’Édessénien anonyme, traduit par Albert ABOUNA, CSCO, 354, syr, 154, Louvain, 1974.
- Chronicon syriacum, de Bar Hébraeus, Paulus BEDJAN, éd. Maisonneuve, Paris, 1890.
(*) Philosopher and write
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