1. Introduction
Les
Kurdes vivent aujourd’hui principalement aux alentours de la Mésopotamie, dans
la zone partagée depuis 1923 entre la Turquie, l’Irak, l’Iran et la Syrie. Ils
forment une population estimée à 35 millions de personnes, étendue entre ces
quatre pays ainsi qu’en Caucase et en Europe.
Leur
langue, le kurde, fait partie du groupe des langues iraniennes, au sein de la
grande famille des langues indo-européennes. On distingue généralement quatre
grands dialectes du kurde, qui sont le kurmandji, le soranî, le zazakî
et le goranî.
Comme les
Kurdes se trouvent dans des pays politiquement différents, le cas de leur
langue est exceptionnel, pour la raison que, depuis le partage définitif de la
zone de peuplement kurde, en 1923, le traitement politique des Kurdes et de
leur langue diffère d’un pays à l’autre. Ainsi, alors que le kurde a été
officiellement reconnu en Iran et toléré en Syrie, qu’il a même été une langue officielle
en Irak, il a connu une interdiction sévère en Turquie pendant près d’un
siècle, jusqu’en 2002, et aujourd’hui encore en pratique. Les conséquences de
cette interdiction prennent une ampleur importante dans les travaux
linguistiques effectués sur le kurde en Turquie et cela cause un souci
d’homogénéité pour notre recherche. C’est pour cela que nous limiterons notre
étude à l’emploi du kurde en Turquie.
1.1. Problématique
La
première source pour connaître les temps verbaux d’une langue est sa grammaire.
Or, les grammaires kurdes semblent ne pas s’entendre sur la description des
temps et des modes de cette langue. Nous y avons observé une incohérence
sérieuse dans la description du système verbal du kurde.
Nous
pouvons illustrer cette incohérence dans une comparaison des grammaires kurdes
et des travaux effectués sur le système verbal du kurde :
Bedirkhan
& Lescot (1970) : 17 temps verbaux
Badilli
(1965) : 11 temps verbaux
Sagnic
(1991) : 16 temps verbaux
Jemo
(1991) : 29 temps verbaux
Ciwan
(1992) : 18 temps verbaux
Barnas
(1993) : 17 temps verbaux
Rizgar
(1993/2005) : 12 temps verbaux
Blau et
Barak (1999) : 16 temps verbaux
Yalçin
(2000) : 21 temps verbaux
Tan (2005) :
27 temps verbaux
Ainsi,
le nombre de temps verbaux diffère de 11 à 29 d’une grammaire à l’autre. Il est
également important de préciser que le nombre de temps verbaux observés dans
les grammaires kurdes et dans les travaux portant sur le système verbal du
kurde s’élève au total à 32.
L’idée
d’une telle multiplicité de temps verbaux au sein de la langue kurde nécessite
une analyse approfondie. L’incohérence observée dans les grammaires kurdes est
due à l’absence d’observation et d’analyse suffisantes. C’est pour cela que
nous proposons, de reprendre les 32 temps verbaux identifiés dans les
grammaires kurdes et d’observer ensuite leurs comportements aspectuo-temporels
dans la production langagière.
La
question que nous nous poserons tout au long de cette étude est la
suivante : toutes les formes verbales observées dans les grammaires
existent-elles réellement dans le système verbal du kurde et chaque forme
verbale observée correspond-t-elle à un tiroir spécifique ?
Notre
hypothèse est qu’il faut tenir compte de la situation socio-politique des
Kurdes ainsi que de la diversité des parlers du kurde afin d’y apporter une
explication. Car le même temps verbal peut s’employer différemment d’un parler
à l’autre, et le chercheur qui n’en tient pas compte peut croire découvrir de
nouveaux temps verbaux. Cela montre que des facteurs internes à la langue
peuvent également être à l’origine de cette incohérence évoquée. Néanmoins, les
interdictions linguistiques et, en conséquence, l’absence d’enseignement en
kurde, constituent l’obstacle le plus important à la formation des linguistes
et à la réalisation de recherches sur le kurde. C’est pour cela que,
jusqu’aujourd’hui, la plupart des travaux linguistiques ont été menés par des
politiques kurdes n’ayant pas de formation linguistique. Comme les auteurs ont
des orientations politiques différentes, leurs grammaires ne communiquent pas
entre elles. Cela amène le grammairien à décrire la langue comme il la pratique
quotidiennement, sans prendre en compte les remarques et les travaux d’autres
grammairiens. Ces faits expliquent, à notre sens, l’absence d’une grammaire
complète de la langue kurde.
Partant
des observations faites ci-dessus, nous avons constitué un corpus de 17 romans
kurdes écrits par des Kurdes de Turquie et en dialecte kurmandji. Afin
de tenir compte de la diversité des parlers du kurde en Turquie, nous avons
constitué notre corpus selon les régions natales des auteurs.
Nous
nous proposons, ainsi, de vérifier les comportements de 32 temps verbaux dans
notre corpus afin de répondre à notre question. Ainsi, notre étude vise à mieux
décrire le système verbal du kurde kurmandji.
1.2. Présentation du model
Pour
nos analyses, nous nous servirons du modèle aspectuo-temporel de Gosselin
(1996). Les descriptions faites à partir de ce modèle nous serviront à vérifier
si les formes verbales observées dans notre corpus correspondent réellement à
des temps verbaux spécifiques.
Gosselin (1996), dans son modèle, introduit le concept d’interprétation
aspectuo-temporelle. Sur ce point, il complète les autres modèles de représentation
des événements, comme la SRD de Kamp et Rohrer. Pour lui, « tous les
éléments de l’énoncé ne contribuent pas à l’interprétation
aspectuo-temporelle ; par exemple, le genre (masculin/féminin) paraît
totalement étranger à cette dimension sémantique ».
En éliminant ces éléments, il centre ainsi son étude non sur la représentation
mentale du récit mais uniquement sur la représentation
aspectuo-temporelle de ce dernier.
Gosselin ne prend pas en compte uniquement la référence temporelle du procès, mais aussi les contraintes pragmatico-référentielles relatives au contexte et les marqueurs aspectuo-temporels. Il inclut ainsi les théories
aspectuelles comme celle de Dowty (1986)
qui analyse l’influence des classes aspectuelles sur l’ordre temporel des événements et qui propose ainsi « une approche sémantique des classes aspectuelles basée sur la notion de vérité de la phrase par rapport à
un intervalle de temps ».
Ainsi,
dans son modèle, Gosselin propose de calculer les parties constitutives d’un
tout linguistique individuellement et dans leurs intervalles de procès et de
référence pris en compte avec celui de l’énonciation. Il résume comme telle
cette démarche :
(…) nous
admettons que les marqueurs aspectuo-temporels (des morphèmes lexicaux,
grammaticaux et des constructions syntaxiques) codent des instructions pour
construire des intervalles disposés sur l’axe du temps. Ce sont ces
dispositions d’intervalles qui constituent les représentations
aspectuo-temporelles associées aux phrases et aux textes. On retient quatre
types d’intervalles : un intervalle de l’énonciation ([01, 02]), un intervalle du procès
([B1, B2]), un intervalle de référence ([I, II]) correspondant à ce qui est
montré du procès, ainsi que d’éventuels intervalles circonstancielles ([ct1,
ct2]). Ce dispositif permet de proposer de nouvelles définitions du temps et de
l’aspect.
Les
relations du temps et de l’aspect sont ainsi définies selon une nouvelle
codification basée sur la prise en considération des intervalles. Selon
ce modèle, le niveau textuel ou interphrastique est créé à partir des bornes
des intervalles appartenant à des prépositions et à des phrases différentes.
Gosselin (1999) illustre cette approche à l’aide l’exemple suivant :
(1) Pierre enfila
sa veste et sortit. Il pleuvait abondamment.
1 2 3
La représentation aspectuo-temporelle de cet exemple est la suivante :
Le premier et le deuxième événement ont la même représentation. En effet, dans la
représentation de ceux-ci l’intervalle de référence coïncide avec celui du
procès. Cela montre qu’il s’agit de l’aspect aoristique. Le fait que
l’intervalle de référence (I-II) soit antérieur à l’intervalle de l’énonciation
(01-02) montre que le procès marque le temps du passé.
Ce
modèle de représentation nous servira notamment dans l’interprétation des temps
que les grammairiens kurdes appellent « temps duratifs ».
2. Le système verbal du kurde dans
les grammaires
Comme
nous l’avons souligné, les grammairiens kurdes décrivent au total 32 temps
verbaux pour le dialecte kurmandji.
Les temps des modes du kurde se forment de trois
composants : un radical du verbe (R), un préfixe (ou préverbe) temporel
(PT) et une désinence personnelle (D).
Pour les temps simples, notre formule est la
suivante : PT + R + D.
Pour les temps composés, notre formule est la
suivante : PT + R + bûyin (être) + D.
- En kurde, il existe deux types de radical du verbe : radical du présent (R1) et radical du passé (R2).
- Pour obtenir R1, il suffit de connaître l’impératif ou le présent de l’indicatif du verbe. Le radical du verbe est déterminé une fois que PT et D d’un verbe à l’impératif ou au présent de
l’indicatif sont enlevés.
- R2 se dérive de l’infinitif du verbe. Il
suffit de supprimer le suffixe /-n/ ou /-in/ d’un verbe à l’infinitif pour
obtenir son radical. Pour les verbes intransitifs en /-în/, il est fréquent de
trouver leur forme double en /-iyan/ aux temps du passé, comme girîn (pleurer) – giriyan, tirsîn (avoir peur) – tirsiyan, revîn
(courir) – reviyan etc.. Pour la conjugaison des verbes en /–iyan/, tout
comme pour celle de leurs doubles, il suffit de retrancher la terminaison /-n/.
- Pour la conjugaison d’un verbe, il faut savoir, au
préalable, s’il est transitif ou intransitif. Car, le kurde connaît les
constructions ergatives et dans celles-ci « les verbes transitifs
et intransitifs ont les mêmes préverbes dans la conjugaison des temps passés
mais pas les mêmes terminaisons »
pour la raison que le verbe transitif s’accorde en nombre et en personne avec
son complément lorsqu’il est à un temps passé.
A partir des exemples relevés dans notre corpus, nous
avons identifiés deux groupes de désinences personnelles.
Les
désinences de D2 s’emploient pour la formation les temps du conditionnel ainsi
que les temps du subjonctif excepté le présent de ce mode. Pour la formation
des autres temps, on se sert des désinences appartenant à D1.
Afin
de connaître les préfixes et les radicaux des verbes et leurs implications dans
la formation des temps verbaux, nous avons élaboré le tableau suivant, qui
indique également tous les temps verbaux identifiés dans les grammaires
kurdes :
Les temps du kurde selon leurs préverbes temporels se
répartissent en six groupes. On constate qu’ils peuvent comporter cinq types de
préverbe temporel. Nous avons constitué un sixième groupe pour les temps
verbaux qui ne prennent aucun préverbe :
/di-/
Présent de l’indicatif
Présent duratif
Présent général
IMP
IMP
duratif
PQP
approximatif
PQP
approximatif et duratif
/bi-/
Futur proche
Futur proche duratif
Présent du subjonctif
Présent duratif du
subjonctif
IMP du subjonctif
IMP lointain du
subjonctif
Futur proche du subjonctif
Impératif
Impératif duratif
/ê di-/
Présent actuel
/ê bi-/
Futur
Futur duratif
Conditionnel
IMP
lointain du conditionnel
/ê
Ø/
Futur antérieur
Futur antérieur duratif
Conditionnel passé
Ø
PQP du
subjonctif
Prétérit
du subjonctif
Prétérit
duratif du subjonctif
PQP de
non constatation
PQP
Parfait
Passé
récent
Prétérit
2.1 Observations
générales
- Le présent et l’imparfait de l’indicatif comportent le préfixe /di-/
qui se manifeste comme le marqueur d’inaccompli.
- Les temps du futur et ceux du conditionnel prennent la particule préverbale ê (dê, wê selon les parlers). Le futur simple et le conditionnel présent comportent
également le préverbe /bi-/ entre la particule ê et le verbe.
- Le présent actuel qui comporte la même particule préverbale est
le même tiroir que le présent de l’indicatif. Il ne figure que dans les travaux des linguistes anglophones, Akrawy (1982) et Tan (2005). Cela doit venir de
la valeur du présent en anglais. Nous n’avons pas trouvé d’exemple de ce temps
verbal dans notre corpus. Akrawy l’appelle present continous dans sa
grammaire écrite en anglais.
Or, Blau et Barak (1999) signalent que « dans plusieurs régions, telles
Marash, Malatya, Antep… le pronom personnel est suivi du morphème -î pour le
masculin et –ê pour le féminin ».
Les grammairiens nous semblent ne pas avoir tenu compte des différences de
parlers.
- Pour la construction du passé récent, on se sert de l’adverbe de
temps nuh (maintenant, juste). Les adverbes temporels ont pour fonction
de modifier ou d’influencer l’emplacement de l’intervalle temporel de
l’événement ou de sa référence. C’est pour cette raison que, dans Ez nuh
ketim (je tombai maintenant ou je tombai juste), les
linguistes kurdes entendent je viens de tomber. Ce temps ne figure que
dans Kurdo (1990) et Jemo (1991). Or, bien que cet adverbe rapproche
l’événement du présent, il ne crée pas un nouveau temps verbal, car il a
également des emplois dans d’autres temps comme Ez ê nuha derkevim (Je
sortirai maintenant) au futur.
- Nous interprétons de la même manière le présent général qui se
forme à l’aide de l’adverbe d’aspect hergav (toujours). Ce temps verbal
était présent dans la Grammaire de Murad Ciwan (1992). Le système verbal du turc comporte un temps, geniş zaman (le temps large), qui exprime
des habitudes ou des événements itératifs dans le présent tout comme
dans le futur. Le grammairien kurde a dû être influencé par sa
connaissance de la grammaire turque. Or, le présent de l’indicatif kurde connaît aussi cet emploi modal, tout comme le présent de l’indicatif
français, pour marquer les habitudes, et sans avoir recours à un adverbe
d’aspect. Par exemple, en français, D’habitude, je vais au cinéma et Je
vais au cinéma peuvent exprimer les même idées aspectuo-temporelles. C’est
exactement le même cas en kurde.
- On observe que le verbe kirin (faire) est sollicité pour former
trois temps verbaux : futur proche, futur proche duratif, futur proche du subjonctif. Pour les deux premiers, le verbe auxiliaire kirin
est au présent et est suivi d’un autre verbe au présent du
subjonctif ; pour le dernier, le verbe auxiliaire est à l’imparfait et est suivi d’un autre verbe à l’imparfait du subjonctif. Ce dernier
semble constituer la transposition de l’événement du premier au monde du
passé.
Dans Ez dikim bikevim (futur proche) qui se traduit en français
par Je suis sur le point de tomber ou Je m’apprête à tomber
(ou faillir tomber au PR), les linguistes et les grammairiens
kurdes
entendent Je vais tomber. Dans Je vais tomber, on évoque un
événement qui aura lieu dans le futur, i.e. un événement possible. Or, dans Je
suis sur le point de tomber, on évoque uniquement une réalisation de
l’événement au présent, tout comme on dit Je pense m’installer à
Paris. Il est important de préciser le travail de François (1994) qui
interprète la prédication verbale Etre sur le point de comme un aspect
immédiate. Dans Je pense m’installer à Paris, la temporalité est centrée sur l’action principale : penser. Il n’en va pas de même
pour Je vais tomber (aller au PR+ v.INF) du français qui exprime une
idée claire du futur. Si l’on cherche la transposition du Ez dikim bikevim
(kirin-faire PR + ketin-tomber PR du subjonctif) au passé dans notre
tableau, on obtient Ez dikir biketama (kirin IMP + ketin IMP du
subjonctif) qui se traduit par J’étais sur le point de tomber ou Je
faillis tomber et non comme J’allais tomber (aller à l’IMP + INF).
Dans Ez dikir biketama on n’entend aucune intention du futur par rapport
à un intervalle de référence situé dans le passé. On sait que
l’événement a failli se produire mais qu’il ne s’est finalement pas produit.
Cela confirme également l’approche de François (1994), citée plus haut. Nous
pensons que, pour ces deux temps verbaux, les grammairiens kurdes s’inspirent
des langues étrangères, notamment de l’anglais et du français.
- Par ailleurs, on observe que douze temps verbaux de notre tableau entrent dans la catégorie que Bedirkhan et Lescot (1991) appellent temps composés. Ces temps se forment à l’aide du verbe bûyin (être) adjoint à
R2 : PQP approximatif, PQP approximatif et duratif, futur
antérieur, futur antérieur duratif, PQP du subjonctif, prétérit du subjonctif, prétérit duratif du subjonctif, PQP de non
constatation, PQP, IMP lointain du subjonctif, IMP lointain du conditionnel, conditionnel passé.
- Excepté l’IMP lointain du subjonctif et l’IMP lointain
du conditionnel, les temps composés sont adjoints à R2 par un /-i-/ euphémique qui n’entraîne aucun changement de sens. Nous interprétons ces deux temps, présents
uniquement dans les travaux de Jemo (1991) et (1995), comme des variantes de
deux autres temps, respectivement l’IMP du subjonctif et le conditionnel
présent. Il en va de même dans la formation du plus-que-parfait approximatif. Ces trois formes temporelles du verbe s’observent uniquement
dans l’emploi de certains verbes marginaux en /-în/ comme zanîn
(savoir), wêrîn (oser), karîn (pouvoir), vîn (falloir)
etc. Nous y reviendrons dans la suite de notre étude.
- Les temps du conditionnel, le futur proche du subjonctif, l’IMP du subjonctif, l’IMP lointain du subjonctif et le PQP du subjonctif comportent le morphème /-a/ comme suffixe après la désinence
personnelle. Alors que le PQP du subjonctif et le conditionnel passé
prennent /-i-/ euphémique, les autres temps de ce groupe prennent également
/-a-/ euphémique avant la désinence personnelle. C’est pour cette raison
que nous avons constitué deux groupes de désinences personnelles, D1 et D2. Les
temps verbaux cités prennent D2 comme désinence personnelle.
- Tous les duratifs des temps verbaux sont construits à l’aide du morphème /-e/. Nous étudierons les duratifs dans un autre chapitre afin
d’observer leur fonctionnement dans le système verbal du kurde. Les temps médiatifs du kurde, le parfait et le PQP de non-constatation
comportent également ce morphème.
Suite à nos réflexions relatives à la formation des
temps verbaux, nous sommes amené à contester la pertinence de huit temps
verbaux qui sont : présent général, présent actuel, passé récent, PQP approximatif, futur proche, IMP lointain du subjonctif, futur proche du subjonctif, IMP lointain du conditionnel.
2.2. Les temps duratifs des
grammaires kurdes
Selon Tan (2005) « le morphème /-e/ que l’on ajoute à la fin d’un verbe au présent rend son action durative ».
Sur ce point, il suit Bedirkhan et Lescot (1970) qui avaient noté, s’agissant du présent duratif, que « d’un emploi peu fréquent, il se
conjugue de la même manière que le présent, mais avec adjonction d’un -e
à la désinence de chaque personne ».
Il en va de même pour Jemo (1991) et Blau et Barak (1999).
Si l’on reprend tous les temps verbaux auxquels les linguistes et les grammairiens kurdes attribuent des formes duratives dans
notre tableau ci-dessous, on constatera qu’effectivement le temps verbal qui
prend le morphème /-e/ devient duratif :
Il
s’observe clairement que la seule différence entre un temps verbal et son
duratif est la présence du morphème /-e/ à la fin de ce dernier. Nous pensons
que, concernant les duratifs, les linguistes et les grammairiens qui
travaillent sur le système verbal du kurde puisent leur modèle dans la
grammaire d’une langue étrangère qu’ils connaissent.
Blau et Barak (1999 : 49) donnent eux-mêmes leur référence en
expliquant ceci :
Le présent progressif
indique une action en cours (voir le présent progressif de l’anglais :
« I am eating »).
Akrawy (1982) donne exactement le même exemple (I
am eating) mais sa traduction en kurde est « Ez yê nan y di xwuom »,
que nous pouvons écrire autrement comme Ez ê nanî dixwim et
qui est un exemple du présent actuel chez Tan (2005).
Par ailleurs, lorsqu’il s’agit du prétérit qui
comporte le même morphème /-e/, les linguistes kurdes ne parviennent pas à y
apporter une explication convaincante. Tan (2005) affirme qu’« il est
également fréquent que le suffixe /-e/ s’ajoute à la désinence de la troisième
personne du singulier des verbes au prétérit. Ainsi, on peut dire Ew hat bajêr
(il vint en ville) tout comme on dit Ew hate bajêr (il vint en
ville) ».
L’explication semble claire : les deux formes
verbales, Ew hat bajêr et Ew hate bajêr, expriment
la même idée pour Tan (2005). On en déduit que le morphème /-e/ ne construit pas toujours de nouveaux tiroirs.
On devine, en outre, que c’est une différence de
parlers que Tan veut évoquer, mais il ne s’attarde pas sur cette différence, il
ne l’explicite pas, et surtout, le /-e/ qui ressemble au morphème /-e/ des temps
duratifs n’attire guère son attention. Tan ne précise pas non plus pourquoi
il ne donne pas l’exemple Ew hat et Ew hate (Il vint), mais
préfère Ew hat bajêr et Ew hate bajêr (Il vint en
ville) avec un complément de lieu.
Dans cet exemple, c’est la présence du complément de
lieu qui doit attirer notre attention. Cet élément de la phrase provoque une
question simple qui nous mènera à une observation importante pour notre
étude : pourquoi les linguistes kurdes ne proposent-ils pas des exemples
simples comprenant uniquement un sujet et un verbe ?
La raison est la suivante : si l’on supprime le
mot bajêr (en ville), plus précisément le complément de lieu final pour
le verbe hatin (venir), il est peu probable de rencontrer ce verbe au prétérit
sous la forme hate. Cette forme des verbes avec /-e/ s’observe plutôt dans le cas où on précise le complément de lieu final dans une phrase au prétérit
dont le verbe est hatin (venir), gihîştin (atteindre,
arriver), daketin (atterrir, descendre), avêtin (jeter), rijandin
(verser) etc. Tous ces verbes expriment un mouvement d’un point A à un point B.
Notre exemple, ketin (tomber, enter) fait partie de ce même groupe. Nous
avons également un emploi très fréquent du verbe gotin (dire) dans
certains parlers du kurde, notamment dans celui du Botan. Ce verbe qui prend
régulièrement et dans tous les temps le morphème /-e/ lorsqu’on indique à qui
on parle, nous montre que l’emploi de ce morphème est complètement
directionnel.
(2) a) Min baş
bihîst ku ji min re wusa got. b) Peyvik bi peyvik... rasterast weha gote
min: (Labîrenta Cinan, p. 168).
a) Moi bien
entendre (Prétérit ind.) que [il] à moi comme ça dire (Prétérit ind.).
b) Parole par parole... directement comme ça [il] dire (Prétérit ind.) à
moi:
(a) J’ai
très bien entendu, il m’a dit ainsi. b) C’est exactement ce qu’il m’a dit.)
Des exemples avec le verbe gotin (dire) nous
montrent également que l’on peut expliquer la présence du morphème /-e/ par la direction que le verbe indique. L’exemple (2) illustre deux manières
d’exprimer le même événement. Il est impossible d’écrire le verbe subordonné de
(2a) en gote (dire PR ind. + e) pour la raison que la direction
de l’action n’est pas indiquée.
Ces explications nous montrent qu’en effet, il ne
s’agit pas de temps duratifs mais de verbes qui expriment un déplacement.
C’est pour cela que, lorsqu’il s’agit d’un verbe qui ne demande pas de
direction ou de complément de lieu final, xwendin (lire) par exemple, on
ne peut pas l’envisager dans le cas de verbes comme hatin (venir), en Wî
xwende* (Il lut). Ce type d’exemple n’est pertinent ni au prétérit,
ni au présent, ni au futur et nous ne l’avons pas constaté dans
notre corpus.
Néanmoins, l’exemple le plus significatif que l’on
pourrait en donner est celui de cette chanson populaire et très connue parmi
les Kurdes, qui commence par « çûme Cizîrê, Cizîra Botan … » (J’allai
à Djezire, Djezire de Botan). On observe, dans cet exemple, que le verbe çûyin
(aller, partir) est au prétérit, mais avec le morphème /-e/ adjoint à la désinence de la première personne du singulier.
Concernant les duratifs, les exemples que les
grammairiens kurdes proposent sont tous des exemples produits par eux-mêmes.
Nous pensons qu’il faut vérifier les exemples dans des productions langagières.
Nous avons suivi une telle démarche et nous avons relevé, dans les romans
kurdes que nous avons choisis comme corpus, des exemples avec le verbe (ketin
- tomber, entrer) dont les linguistes et les grammairiens se servent.
Examinons maintenant la formation d’un duratif
dont les linguistes kurdes traitent dans leurs travaux.
S’agissant de l’imparfait duratif, Yalçin (2001), qui l’appelle l’imparfait narratif, explique, suivant Bedirkhan et Lescot (1970) et Blau et Barak (1999), qu’« il se conjugue en ajoutant le
préfixe di- aux formes du parfait ».
Elle
en donne les deux exemples suivants :
(3) Ez diketime.
J’étais en train de tomber.
(4) Gava ku ew
hatiye min kitêb dixwendiye.
Lorsqu’il arriva,
j’étais en train de lire.
L’exemple (3), Ez diketime
(J’étais en train de tomber), est un exemple fabriqué qui ne nous semble pas
acceptable si l’on n’y ajoute pas le complément de lieu final comme nous
l'avons montré dans notre explication du morphème /-e/ du prétérit. Ce
morphème est sollicité presque systématiquement dans certains parlers du kurde à chaque fois qu’il s’agit d’un verbe de déplacement. Or, il nous faut préciser que nous n’avons pas relevé d’exemple de sa présence dans des cas où on
ne mentionne pas de complément de lieu final. C’est pour la même raison que
l’exemple (4), Gava ku ew hatiye min kitêb dixwendiye
(Lorsqu’il arriva, j’étais en train de lire), ne nous semble pas non plus
pouvoir être conservé.
Observons
d’autres exemples :
(5) Ez ji bo
konferansekê diçûme Axsorê. Li balafirgehê li wî rast hatim. (Ardûda,
p. 32)
Je pour une
conférence aller (IMP ind.) à Axsor. A l’aéroport [je] à lui droit venir
(Prétérit ind.).
(J’allais
à Axsor pour une conférence. Je le croisai à l’aéroport.)
(6) Piştî ku
ez ji odeya xebatê derdiketim û diçûm malê, ew diçû diket
şûna min û xebat didomand. (Ardûda, p. 61)
Après que je
de la chambre de travail sortir (IMP ind.) et aller (IMP ind.) à la
maison, il aller (IMP ind.) entrer (IMP ind.) à ma place et [il] le
travail continuer (IMP ind.)
(Dès que
je quittais mon bureau et rentrais à la maison, il se mettait (entrait)
à ma place et continuait le travail.)
Alors qu’il s’agit du même type d’exemple et du même
roman, on observe deux comportements différents dans l’écriture du verbe çûyin
(aller, partir). Dans les deux cas, la direction de l’action est précisée.
Néanmoins, alors que le morphème /-e/ intervient entre le verbe et sa direction
dans (5), on ne l’observe pas dans (6).
Ces exemples nous montrent que l’on peut interpréter
l’imparfait duratif de la manière dont nous avons interprété le présent
duratif et le prétérit duratif. C’est pour cela que les verbes mis
en gras ont la même représentation aspectuo-temporelle :
Ainsi,
la présence du complément de lieu final amène le locuteur à faire un choix entre les deux formes d’un temps verbal, et quelque soit son choix, quelque
soit en outre le sujet du verbe, le morphème /-e/, que Bedirkhan et Lescot (1970) appellent « e euphonique »,
n’entraîne aucune modification de sens. Le couple d’exemples empruntés au même
roman, (5) et (6), montre à son tour qu’il ne s’agit que d’un choix purement
personnel.
Nous apporterons la même explication à tous les
autres cas de duratifs que nous avons observés dans notre tableau (1).
Nous les traiterons tous comme nous l’avons montré dans notre exemple relatif
au prétérit duratif.
Les
explications des grammairiens sur les duratifs et leurs structures morphologiques avec le morphème /-e/, que nous avons constatées dans les grammaires kurdes, nous semblent contradictoires et se réfutent ainsi elles-mêmes.
2.3. Le dysfonctionnement temporel
des verbes marginaux
Dans
notre corpus, nous avons constaté une formation inhabituelle au niveau de trois
temps observés dans les grammaires kurdes. Ces temps sont le plus-que-parfait approximatif, l’imparfait lointain du subjonctif et l’imparfait lointain du conditionnel.
Ce
dysfonctionnement temporel concerne uniquement quelques verbes marginaux comme zanîn (savoir), karîn (pouvoir), vîn (devoir) et wêrîn
(oser). En kurde, ces trois verbes n’ont pas d’emploi au prétérit de
l’indicatif ni au PQP de l’indicatif. L’IMP de l’indicatif les
remplace régulièrement. Il en va de même pour les autres modes. C’est peut-être
pour cela que, comme nous le verrons dans la suite de ce chapitre, la
conjugaison de ces verbes connaît plusieurs formes pour chaque tiroir et que
les grammairiens les ont considérées comme des tiroirs spécifiques.
On peut
considérer ce cas comme une idiosynchronisie ou comme le xelet-i meşhûr
du perse et de l’arabe. Il nous faut néanmoins souligner que cette
idiosynchronisie prend un caractère de plus en plus général dans les trois
tiroirs que nous analysons dans ce chapitre. Ce cas marginal est aujourd’hui
observé dans la plupart des romans kurdes.
Il nous
semble important d’illustrer notre propos à l’aide de notre corpus.
Nous
avons observé quatre formes différentes de l’IMP de l’indicatif du verbe karîn
(pouvoir) à la troisième personne du singulier :
karîbû
(karibû),
dikarî,
dikariya
,
dikarîbû.
On
constate qu’il y a effectivement un désaccord sur la formation temporelle du verbe karîn (pouvoir). La dernière forme de ce verbe à l’IMP de
l’indicatif est considérée comme un temps verbal spécifique par les
grammairiens kurdes, le PQP approximatif.
Il en
va de même pour la forme négative de ce tiroir. Nous avons observé cinq formes
négatives du verbe karîn (pouvoir) à l’IMP de l’indicatif : nedikarî, nikarî, nikarîbû, , nikariya, nedikarîbû.
Ce
dysfonctionnement se manifeste également dans l’emploi du verbe zanîn (savoir).
Nous avons observé quatre formes pour le verbe zanîn
(savoir) à l’IMP de l’indicatif :
dizanî,
zanîbû,
dizaniya,
dizanîbû
(dizanî bû).
Nous
avons constaté, pour le verbe vîn (falloir) à l’IMP de l’indicatif, deux formes différentes: diviya et diviyabû.
Dans les deux cas, le préfixe temporel (di-) est présent. Ce verbe ne
connaît pas de forme aux temps du futur, aux modes conditionnel et subjonctif.
En ce
qui concerne le verbe wêrîn (oser), il ne connaît pas non plus la forme
du prétérit et du PQP de l’indicatif. A l’IMP de l’indicatif qui les remplace, on constate encore deux formes différentes de ce verbe : diwêrîbû et wêrîbû qui expriment exactement la même idée
aspectuo-temporelle que nous avons illustrée par les énoncés (5) et (6).
Par ce
biais, nous sommes amené à contester la pertinence du PQP approximatif dans le système verbal du kurde en tant que tiroir spécifique. Les exemples
relevés nous montrent clairement qu’il n’est autre chose que l’IMP de
l’indicatif.
L’IMP
lointain du subjonctif ne figure que chez Jemo (1991) et (1995). Il
s’agit là encore d’une variante de l’IMP du subjonctif. Ce tiroir
concerne les mêmes verbes marginaux évoqués plus haut.
Dans
notre corpus, nous avons observé deux formes du verbe karîn (pouvoir) à
l’IMP du subjonctif et à la troisième personne du
singulier : bikariya et bikarîbûya.
La
forme bikarîba remplit la même fonction que bikarîbûya. C’est
également le cas de zanîba et bizanîbûya. Nous avons observé
encore trois formes différentes du verbe zanîn (savoir) à l’IMP du
subjonctif : bizaniya, zanîba (ou zanîbûya) et bizanîbûya.
Après
l’analyse de ces exemples, nous sommes amené au même type de conclusion que
nous avons faite à l’égard du PQP approximatif.
Ainsi,
nous contestons la pertinence de l’IMP lointain du subjonctif en tant que tiroir spécifique, car celui-ci exprime la même idée que l’IMP
du subjonctif.
Quant à
l’IMP lointain du conditionnel, il ne figure que, comme l’IMP lointain du subjonctif, dans Jemo (1991) et (1995). Jemo n’explique pas les
différences que ces tiroirs entretiennent avec leurs doublets, respectivement
le conditionnel présent et l’IMP du subjonctif.
Dans
notre corpus nous avons relevé deux formations différentes du verbe karîn
(pouvoir) à la troisième personne du singulier au PR du conditionnel : ê
bikariya, ê bikarîbûya. La deuxième forme est considérée, par le
grammairien, comme un temps verbal spécifique qu’il appelle l’IMP lointain
du conditionnel.
On en
déduit que, pour les écrivains kurdes, les deux temps verbaux, IMP lointain du conditionnel et conditionnel présent, expriment une seule et même idée aspectuo-temporelle, celle exprimée par le conditionnel présent du français.
Ainsi,
nous sommes amené, comme nous l’avons fait pour le PQP approximatif et l’IMP lointain du subjonctif, à contester la pertinence de l’IMP
lointain du conditionnel en tant que tiroir spécifique dans le système verbal du kurde pour la raison qu’il exprime la même idée aspectuo-temporelle
que le conditionnel présent.
Ces
trois formes temporelles s’emploient fréquemment à la place de leurs doublets
uniquement pour les verbes marginaux évoqués ci-dessus. Dans notre corpus, nous
n’avons relevé aucun exemple concernant d’autres verbes.
2.4. Mediatif
Suivant
les travaux de Guentchéva sur le médiatif, nous avons constaté que les deux
temps verbaux que les grammairiens kurdes avaient identifiés, le parfait et le
PQP de non-constatation, entrent dans la catégorie du médiatif. En effet, le
point commun de ces deux temps verbaux est l’absence du témoignage de
l’événement exprimé. C’est pour cela que les chercheurs ont appelé le PQP de ce
mode sous le nom du PQP de non-constatation.
Observons
au départ le parfait que nous appellerons le prétérit du médiatif.
Le
prétérit du médiatif exprime une action au passé mais ne communique pas
tout seul le moment de cette action. On en déduit que, dans le parfait,
l’action elle-même n’est pas localisée, et que ce qu’on peut localiser c’est
uniquement son effet sur le présent ou sur un autre événement qui
sert de référence temporelle dans le passé. Autrement dit, le parfait
exprime l’aspect accompli dans le passé et il peut avoir un emploi relatif et un emploi absolu.
Nous
proposons un exemple afin de mieux cerner l’emploi de ce tiroir. :
(7) Xwelî li sero
tu jî zilam î. (…) Lêbelê ez çi bikim ji wî Xwedayê ku tu nêr û ez jî mê çêkirime...
(Sê şev û sê roj, p. 26)
La honte tu
un homme être (PR ind.). (…) Mais je quoi faire (PR sub.) à ce Dieu qui te
homme et moi femme créer (Prétérit méd.)
(La
honte ! tu te dis homme ! Mais que puis-je faire à ce Dieu qui t’a
créé homme et moi femme.)
(8) Û a niha jî dibihîsim
ku wa ye vegeriyaye û di laboratuwarê de teqînek pêk aniye. (Ardûda, p. 55)
Et maintenant je entendre (PR ind.) que
voilà il rentrer (Prétérit méd.) et faire (Prétérit méd.) une
explosion dans le laboratoire.
(Et là on m’apprend
qu’il est retourné au laboratoire et y a causé une explosion.)
Dans
cet énoncé, le prétérit du médiatif exprime un état constaté à un moment
donné. Celui-ci est le moment de l’énonciation. Néanmoins, l’énoncé ne communique pas le moment de l’événement. La locutrice se détache
de toute responsabilité à l’égard du contenu de l’énoncé.
Ainsi,
notre explication pour le prétérit du médiatif est la suivante : le parfait
exprime un événement rapporté par un locuteur qui est le témoin des effets prolongés de celui-ci. Ce témoignage peut avoir lieu au présent ou au passé.
Comme on le constate dans (8), ce temps s’emploie également dans l’expression
des événements transmis par ouï-dire. Il existe d’autres emplois du
prétérit du médiatif comme des informations requises par inférence, dans un
exemple comme « baran bariyaye » ( ?? la pluie a plu), une
phrase produite après avoir constaté le sol mouillé.
Quant
au PQP du médiatif, notre corpus présente un seul exemple bien précis de
ce tiroir très peu usité :
(9) Digotin,
wê çaxê kurê wî gelekî şerm kiriye, xwe havêtiye
dest û lingên wî ku ew dev ji vî xwiyê xwe berde. Lê ne bûye...
ev xwiyê ha ji ser ne çûye. Evîneke asimanî girti bûye
ser. (Labîrenta Cinan, p. 24)
[Ils] dire
(IMP méd.) à ce moment-là son fils faire (Prétérit méd.) beaucoup honte,
se jeter (Prétérit méd.) à ses pieds [pour] que il quitter (PR
sub.) ce comportement. Mais ce ne pas être (Prétérit méd.)… cette
attitude-là ne pas partir (Prétérit méd.) de lui. Un amour du ciel s’emparer
(PQP méd.) de lui.
(On disait
qu’il aurait fait très honte à son fils à ce moment-là, et son fils se serait
jeté à ses pieds en le suppliant de ne pas se comporter comme ça. Mais ça
n’aurait pas été (n’aurait pas marché)… ce comportement ne serait pas parti de
lui (il n’aurait pas changé). Un amour divin se serait emparé de lui.)
Dans
(9), il s’agit d’un deuxième discours contenant le premier. La source du savoir est communiquée par l’expression « digotin » (on disait). Les événements sont
mis au prétérit du médiatif. Le seul verbe au PQP médiatif qu’on
observe est girtin (s’emparer) dans la dernière phrase de (9).
L’événement communiqué par cette phrase est antérieur aux autres événements de
(9). Parce que pour que le personnage en question
puisse avoir un tel comportement, il faut que le pouvoir divin évoqué se soit
emparé de lui bien auparavant. Dans ce cas, l'emploi du PQP est justifié. Comme
le PQP de l’indicatif marque l’antériorité par rapport au prétérit de
l’indicatif et à l’IMP de l’indicatif, au médiatif aussi, le PQP
s’emploie pour marquer l’antériorité par rapport au prétérit. Cela
montre que l’emploi de cette forme verbale ne peut pas être réduit à « la
non-constatation ».
Le
médiatif kurde connaît un tiroir imparfait que nous pouvons appeler l’IMP du médiatif. Aucune grammaire kurde n’évoque ce tiroir pourtant observable
en kurde. Dans ce tiroir, il s’agit encore d’une forme du médiatif kurde
qui s’emploie pour marquer une action dont le locuteur n’est pas témoin. Néanmoins, la source du savoir est mieux précisée que par le prétérit du
médiatif.
Les
exemples relevés dans notre corpus nous montrent que l’IMP du médiatif
intervient en présence de deux discours différents, comme au PQP de ce mode, le
premier rapportant l’événement et le deuxième rapportant le premier. Nous avons
constaté qu’il est employé uniquement avec les verbes bûyin (être) et hebûn
(avoir). C’est peut-être pour cela qu’il n’a pas été remarqué jusqu’à
aujourd’hui.
On
peut penser que ce tiroir est en voie de disparition pour la raison qu’il est
très peu usité. Il nous semble que l’absence d’enseignement du kurde a
restreint l’emploi de ce tiroir à des zones précises, à notre connaissance,
autour de Farqîn (province de Diyarbekir), de Ezekh et de Nisêbîn (Provinces de
Mardin).
Examinons
les exemples suivants :
(10) Bi gotina
wî peyayên Kose Weys bûne. Kose Weys ew şandine.
Nêzîka nod siwarî bûne. (…) Gelek car avêtine ser êzîdiyan. (Dewrêşê
Evdî, p. 160)
Selon
ses dires, [ils] être (IMP méd.) des hommes de Kose Weys. Kose
Weys les envoyer (Prétérit méd.). Ils être (IMP méd.) quarante
cavaliers. (…) Plusieurs fois ils jeter (Prétérit méd.) sur les Yézidis.
(D’après
ce qu’il a dit, ils seraient des hommes de Kose Weys. Kose Weys les aurait
envoyés. Ils seraient quarante cavaliers. (…) Plusieurs fois ils auraient
attaqué les Yézidis.)
(11) Gelek jinên
pêxemberê me jî hebûne, hemû jî hipûhelal!... û dema ku bi hezretî Eyşê re zewucîye,
salên wî jî di ser pênceyî re bûne... Labîrenta Cinan, p. 59)
Beaucoup de
femmes notre prohète aussi avoir (IMP méd.), et toutes avec le
consentement de Dieu!... et lorsque [il] se marier (Prétérit méd.) avec
Sainte Aïcha, ses années plus que cinquante être (IMP méd.)
(Notre
prophète aussi aurait eu plusieurs femmes, et toutes avec le consentement de
Dieu!... et en plus, lorsqu’il a épousé Sainte Aïcha, il aurait plus de
cinquante ans.)
Ces deux exemples présentent une forme du discours
rapporté qui correspond exactement à ce qu’exprime le conditionnel journalistique en français. Dans (10), le premier discours, ou la source de l’information communiquée, est explicité dans le nouveau discours. Cependant,
comme on le constate dans (11), il peut être également implicite. Les verbes şandin
(envoyer) et zewicîn (épouser) qui sont au prétérit du médiatif,
témoignent de la non conformité du l’IMP du médiatif en dehors des verbes bûyin (être) et hebûn (avoir). Dans nos deux
exemples, les premiers et les troisièmes verbes des énoncés sont à l'IMP du
médiatif. Ce tiroir est formé par l'opération IMP de l'indicatif + e. Le parfait
du médiatif est mis en italique pour le distinguer des deux IMP du
médiatif. Ainsi, la formation de ce tiroir du médiatif suit la formation
général des temps médiatifs en kurde. Cet imparfait du médiatif qui
marque l'arrière plan des événements nous montre également la source du savoir:
il s'agit dans tous les cas d'un deuxième discours, car le locuteur n'est pas le propriétaire de l'information qu'il
transmet. Tout de même, notre corpus ne comporte aucun autre exemple de ce tiroir
avec un autre verbe que bûyin (être) et hebûn (avoir).
Dans la pratique, il est souvent remplacé par le prétérit du
médiatif.
Nous
proposons un autre exemple, relevé sur Internet, pour montrer que l’emploi du
l’IMP du médiatif est toujours actuel et bien spécifique. Cet
exemple est emprunté à une critique de Tigris qui remarque, entre autres, les
erreurs observées dans un roman kurde, Ay dayê de Mehdi Zana.
(12) « Beriya îslamiyetê em
zerdeştî, êzîdî, êrmenî, cihû û xiristiyên bûn. » (p. 14).
Yanî kurd berî îslamiyetê ev bûne.
« Avant
l’islam nous être (IMP ind.) zaraostristes, yézidis, arméniens, juifs et
chrétiens ». (Ay dayê, p. 14). Autrement dit, les Kurdes être
(IMP méd.) tous ça avant l’islam.
(« Avant
l’islam nous étions zaraostristes, yézidis, arméniens, juifs et
chrétiens ». Autrement dit, les Kurdes étaient tout cela avant l’islam.)
Comme on le constate, Tigris (2006)
cite entre guillemets le discours de l’auteur et le reprend aussitôt afin de le
souligner. Alors que le même verbe qui exprime la même idée dans le discours de
Mehdi Zana est mis à l’IMP de l’indicatif, Amed Tigris qui le reprend le met à l’IMP du médiatif pour se décharger
de toute responsabilité à l’égard de l’information qu’il transmet, et ce par un
simple ajout du morphème /-e/. Dans cet
exemple, la source du savoir est explicite et d’un discours à l’autre on
observe aisément le changement entre les deux modes.
4.
Conclusion
Dans
cette étude nous avons observé que plusieurs formes verbales identifiés dans
les grammaires correspondent à une seule représentation aspectuo-temporelle. Ce
phénomène lié à l’absence de prise en compte de la diversité des parlers du
kurde dans les grammaires s’observe dans les explications de plusieurs tiroirs
décrits comme des tiroirs spécifiques jusqu’aujourd’hui.
Les
exemples relevés dans le corpus font apparaître d’autres phénomènes de la
temporalité en kurde, toujours en rapport avec les différences régionales. Le
comportement des verbes de mouvement qui expriment un déplacement diffère d’un
parler à l’autre. L’interprétation de ces phénomènes conduit les grammairiens
kurdes à déceler de nouveaux tiroirs spécifiques.
Ainsi,
au cours de cette étude, nous avons contesté la pertinence de 17 temps verbaux
décrits dans les grammaires kurdes et les travaux effectués sur cette langue.
INDICATIF
1- Présent duratif
2- Présent général
3- Présent actuel
4- Passé récent
5- Imparfait duratif
6- Plus-que-parfait
approximatif
6- Plus-que-parfait
approximatif et duratif
8- Futur proche
9- Futur proche duratif
10- Futur duratif
11- Futur antérieur
duratif
SUBJONCTIF
12- Présent duratif du
subjonctif
13- Prétérit duratif du
subjonctif
14- Imparfait lointain du
subjonctif
15- Futur proche du
subjonctif
CONDITIONNEL
16- Imparfait lointain du
conditionnel
IMPERATIF
17- Impératif duratif
Il nous reste 15 temps verbaux sur 32 identifiés dans
les grammaires kurdes. En y ajoutant l’IMP du médiatif qui n’était pas décrit
dans les grammaires, nous identifions, dans le cadre du corpus analysé, les
cinq modes et les seize temps verbaux suivants pour le système verbal du kurde :
INDICATIF
1- Présent de l’indicatif
2- Prétérit
3- Imparfait
4- Plus-que-parfait
5- Futur
6- Futur antérieur
MEDIATIF
7- Parfait (prétérit
médiatif)
8- Plus-que-parfait médiatif
9- Imparfait du médiatif
SUBJONCTIF
10- Présent du subjonctif
11- Prétérit du
subjonctif
12- Imparfait du
subjonctif
13- Plus-que-parfait du
subjonctif
CONDITIONNEL
14- Présent du
conditionnel
15- Prétérit du
conditionnel
IMPERATIF
16- Impératif
Remezan Alan, Saturn
Hesenê Metê, Labîrenta Cinan
Lokman Polat, Fîlozof
Eyup Kiran, Dewrêşê Evdî
Mehmed Uzun, Ronî mîna evînê tarî
mîna mirinê
Mehmed uzun, Bîra Qederê
Adîl Zozanî, Kejê
Îhsan Colemergî, Cembelî Kurê Mîrê
Hekaryan
Mezher Bozan, Av zelal bû
Mustafa Aydogan, Pêlên bêrîkirinê
Mîran Janbar, Ardûda
Laleş Qaso, Sê şev û sê
roj
Torî, Mendik
Medenî Ferho, Mîrze Meheme
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