Mort le 16 novembre 2000 à Paris, à lâge de 43 ans, Ahmet Kaya était lun des musiciens les plus populaires de Turquie. Contrairement à ses collègues du Show-biz se livrant aux délices «darabesques» il compose , un peu à la manière de Renaud, du chilien Victor Jara ou de Joan Baez, des chansons sadressant non seulement au cur mais aussi à lintelligence des gens, parlant de leur vie réelle, pas seulement de leurs fantasmes, de leurs problèmes, de leurs aspirations, de leurs révoltes contre un système qui les broie et les marginalise.
Des millions de Turcs et de Kurdes se reconnaissent dans «ce chantre de la musique authentique». Ses cassettes se vendent à un million, 1,5 millions dexemplaires, faisant de lui un «phénomène de société». Cest ce phénomène-là que lAssociation turque de la presse de magazine a voulu consacrer en lui décernant en février 1999, le prix du meilleur musicien de lannée.
Le chanteur a accepté ce prix mais devant toutes les cameras de télévisions et en présence des personnalités officielles a annoncé son projet de faire un clip et des chansons en kurde «pour nos frères kurdes» et exprimé le vu que les télévisons diffusent aussi ses créations en kurde.
«Je suis contre le séparatisme mais, il nous faut reconnaître la réalité culturelle kurde de Turquie et lui donner les moyens de sexprimer librement. Les intellectuels turcs engagent le dialogue avec leurs homologues grecs ; cest très bien. Quand est-ce quils vont engager aussi le dialogue avec leurs voisins kurdes qui vivent depuis des siècles avec les Turcs ? Quand allons-nous prendre en compte leurs revendications légitimes (
). Je ne veux pas être une star ne pensant quau fric. Après des années de pauvreté, je gagne de largent et je suis même le 42e contributeur des impôts dans le pays. Mais je veux être reconnu avec mon identité kurde. Je veux vivre comme Kurde, dans la dignité et dans la liberté».
Ces propos ont déclenché une virulente campagne de presse contre Ahmet Kaya. La Cour de sûreté de lEtat dIstanbul la condamné, le 10 mars 2000 à trois ans et neuf mois de prison, par contumace, pour «propagande séparatiste». Les autorités turques lui reprochent davoir chanté en 1993 dans une salle de concert de Berlin où il y aurait eu une carte du Kurdistan et un portrait dÖcalan. Les avocats du chanteur ont plaidé quil sagissait dun grossier photomontage tardif du quotidien Hürriyet. Dailleurs, ce quotidien navait à lépoque rien écrit à ce sujet. Mieux, en 1994 il avait accordé un prix à Kaya. Ce nest que lorsquen février 1999 le chanteur, élu meilleur musicien de lannée a, au cours de la cérémonie du prix, évoqué ses origines kurdes et annoncé son intention de faire un clip en kurde que les autorités et les médias turcs se sont déchaînés contre lui. Et dans cette action de lynchage médiatique le quotidien Hürriyet a publié sa fameuse photo qui a été considérée par le parquet de la cour de sûreté de lEtat dIstanbul comme un élément constitutif de crime séparatiste.
Sapercevant du ridicule de condamner un chanteur populaire pour son intention de faire une chanson dans sa langue, la Cour de sûreté, décidée de toute façon à faire taire lartiste dissident, sest rabattue sur cette photo truquée pour condamner Kaya à 3 ans et 9 mois de prison ferme pour «propagande séparatiste». Les avocats de Kaya ont relevé que cette même Cour navait pas trouvé matière à poursuites «faute de preuves» dans le scandale de Susurluk qui a révélé les liens entre la mafia, la police et une partie de la classe politique turque. Il lui a suffi dune simple photo de presse truquée pour toute preuve pour condamner un artiste dissident qui faisait par ailleurs lobjet de cinq autres procès pour «séparatisme».
Délaissant fortune et carrière au nom de son amour de justice et de liberté, Ahmet Kaya aimait à dire que «le bien le plus précieux de lhomme est sa dignité. Une vie sans dignité ne vaut pas dêtre vécue». Cest au nom de ce noble principe de vie que malgré le terrible mal du pays il avait choisi lexil en France refusant de retourner en Turquie tant que ce pays ne serait pas doté dun régime démocratique respectant la liberté dopinion et la dignité humaine.
Kaya sinscrit en cela, dans la grande tradition des artistes rebelles allant des poètes Namik Kemal et Nazim Hikmet au cinéaste Yilmaz Güney.