10/6/2004
ENFIN LIBRES ! LEYLA ZANA ET SES TROIS COLLÈGUES ONT ÉTÉ LIBÉRÉS LE 9 JUIN APRÈS PLUS DE DIX ANS PASSÉS DANS LA PRISON D’ANKARA Leyla Zana, Hatip Dicle, Orhan Dogan et Selim Sadak, du parti pro-kurde de la Démocratie (DEP, dissous en 1994), ont été, le 9 juin, libérés par une cour d'appel après plus de 10 ans de prison. Les quatre ex-députés avaient été rejugés en avril mais le nouveau procès n'avait fait que confirmer la précédente condamnation, provoquant des réactions négatives de la part de l'Union européenne, que la Turquie espère intégrer. Un procureur avait demandé le 8 juin que le verdict soit cassé pour vice de procédure, ouvrant la voie à la libération des détenus.
La libération de Leyla Zana et de ses trois collègues parlementaires de la prison d'Ulucanlar d'Ankara, assiégée par une myriade de journalistes et par des milliers de militants kurdes jubilants, s'est faite dans une immense bousculade. Leyla Zana a failli tomber au sol, emportée par une vague de journalistes et par ses admirateurs dont certains agitaient des bouquets de fleurs. Sirri Sakik, un ancien député du parti pro-kurde de la Démocratie, lui-même inculpé à l'époque aux côtés de Leyla Zana, l'a attrapée d'un bras in extremis avant de la pousser vers une voiture alors que la foule criait “ le peuple kurde est fier de vous! ”.
Dès l'annonce par une cour d'appel que les quatre détenus seraient immédiatement libérés en attendant la révision de leur dernier procès, des proches et de nombreux Kurdes d’Ankara ont entamé une attente anxieuse devant l'établissement pénitentiaire situé dans un quartier populaire de la capitale turque.
Autour du bâtiment, de très nombreux policiers ont été déployés pour assurer l'ordre. Par moment, ils sont intervenus avec des mégaphones auprès des militants kurdes qui dansaient en ronde au rythme de chansons folkloriques kurdes en faisant le "V" de la victoire pour leur demander de ne pas scander des “ slogans interdits ”
“ Je suis très contente. J'ai hâte de revoir ma fille et de rentrer à Diyarbakir ”, a affirmé Mme Hediye Dagli, la mère de Leyla Zana.
De son côté, Sirri Sakik a estimé que la décision de les libérer était “ tardive ”. “ Nous avons tous payé un lourd tribut pour obtenir plus de démocratie ”, a-t-il déclaré. “ Il y a 11 ans, nous avons été accusés de trahison. Mais les événements aujourd'hui nous donnent raison ”, a-t-il notamment déclaré.
Le principal avocat des quatre ex-députés, Yusuf Alatas, était la personne la plus convoitée par les nombreuses chaînes de télévision turques qui retransmettaient l'événement en direct. “ Nous sommes satisfaits ” de la décision de la cour d'appel, a-t-il annoncé. “ Mais nous espérons aussi que tous les prisonniers politiques, toutes les personnes emprisonnées pour leurs opinions politiques, seront très rapidement libérés ”, a ajouté l'avocat.
Au cours d'une brève allocution dans les locaux du Parti démocratique du peuple (Dehap) à Ankara, Leyla Zana a appelé à la réconciliation entre la Turquie et sa minorité kurde et a invité la population à “ envisager l'avenir avec espoir ”. “ Je pense que nous sommes arrivés à un tournant, qu'une page nouvelle s'est ouverte où les Kurdes, les Turcs (...) vont pouvoir se tendre la main et s'ouvrir au monde ”, a déclaré Mme Zana. “ J'appelle tout le monde à abandonner les animosités et l'amertume et à unir leurs efforts pour résoudre leurs problèmes ”, a-t-elle poursuivi.
Leyla Zana, qui est revenue sur ses dix ans d'emprisonnement “ terriblement douloureux ” mais “ surmontés dans la dignité ”, a rappelé que, durant cette épreuve, elle a toujours continué de croire que “ si le pays résout ses problèmes intérieurs, il deviendra l'étoile de la région ”. “ Nous avons une chance de transformer ce pays en un jardin d'Eden en travaillant de concert dans cette ère nouvelle (...) comme des citoyens égaux et libres (...) et en mettant nos efforts en commun pour assurer la paix intérieure du pays ”, a déclaré l'ex-députée.
Leyla Zana a par ailleurs remercié Mme Mitterrand, présidente du CILDEKT, et tous ceux qui à travers le monde se sont mobilisés pour sa défense et celle de ses collègues. Notre libération doit beaucoup aux efforts constants et conjugués de ces défenseurs des droits de l’homme et de la démocratie, a-t-elle ajouté.
Les dirigeants turcs se félicitaient le lendemain de cette libération estimant que cette mesure levait une des dernières hypothèques à l'ouverture de négociations d'adhésion avec l'Union européenne. Pour le président du Parlement, Bulent Arinc, la libération de Leyla Zana et de trois autres anciens députés kurdes et le lancement d'émissions en langue kurde à la radio-télévision d'Etat vont aider la Turquie à obtenir des dirigeants européens, en décembre, un feu vert à des négociations d'adhésion. “ Je pense que la crédibilité de la Turquie aux yeux de l'UE va vraiment connaître un bond en avant, les réformes adoptées par la Turquie étant à présent mises en œuvre sur le terrain ”, a affirmé M. Arinc à l'agence de presse turque Anatolie
Pour le ministre de la Justice, Cemil Cicek, cette libération “ est une décision très importante qui va alléger la pression sur la Turquie sur le plan intérieur et extérieur ”. Il a affirmé que l'UE n'avait désormais plus d'excuses pour refuser l'adhésion de son pays. “ Ceux qui cherchent des prétextes pour refuser à la Turquie l'adhésion à l'UE ont perdu leur dernier atout ”, a affirmé le ministre.
La Commission européenne et le président du Parlement européen, Pat Cox, s'étaient félicités la veille de l'annonce de la libération de Leyla Zana. “ La décision d'aujourd'hui constitue un signe que l'application des réformes politiques que la Turquie a engagées ces deux dernières années progresse ”, avait commenté pour sa part le commissaire européen à l'Elargissement, Guenter Verheugen. Le Parlement européen considérait les quatre comme des prisonniers politiques, emprisonnés pour leurs opinions après que leur parti de la Démocratie (DEP) eut été interdit.
Pour le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan, actuellement en visite aux Etats-Unis, la libération des anciens députés va contribuer à un retour de la paix dans les provinces kurdes du pays. “ J'espère que cette mesure va mettre fin aux prétextes avancés pour menacer la paix dans notre pays ”, a déclaré M. Erdogan cité par Anatolie.
La presse turque, dans son ensemble, affichait le 10 juin son optimisme sur les chances du pays, officiellement candidat à l'UE depuis 1999, d'engager prochainement des négociations d'adhésion. “ Une journée historique pour la Turquie ”, titrait ainsi le quotidien Radikal pour qui les mesures prises la veille constituent “ deux pas de géant sur la route vers l'Union européenne ”. “ La route vers l'UE est ouverte ”, affirme pour sa part le quotidien à grand tirage Milliyet, tandis que son confrère Hurriyet estime, comme l'avait fait le 9 juin le ministre turc de la Justice, que les “ derniers prétextes ” avancés par ceux qui ne veulent pas voir la Turquie rejoindre l'UE étaient désormais levés.
Les dirigeants européens doivent décider en décembre si la Turquie a fait suffisamment de progrès en matière de respect des droits de l'Homme et de démocratisation pour justifier l'ouverture de négociations d'adhésion avec Ankara. La journée avait débuté avec les premières émissions en langue kurde diffusées à la radio-télévision d'Etat, une mesure symbolique mais qui brisait un vieux tabou. Evoquer l'existence même d'une minorité kurde dans les années 1980 était interdit et l'utilisation de cette langue en public a longtemps été réprimée.
En attendant ce verdict, Leyla Zana veut profiter de sa liberté retrouvée pour se rendre rapidement en pays kurde. “ Après tant d’années d’enfermement derrière les barreaux, j’ai besoin d’aller me ressourcer, de rencontrer les gens, de les écouter. Le monde a tellement changé en ces dix ans, la société kurde aussi a dû beaucoup changer. J’ai besoin de m’y plonger, de renouer mes liens avec mon peuple ” nous-a-t-elle déclarée.
Elle ne pourra malheureusement pas encore revoir son mari, Mehdi Zana, ancien maire de Diyarbakir, qui après 14 années passées dans les prisons turques pour délit d’opinion, vit en exil en Suède en raison de nouvelles condamnations à 8 ans de prison pour ses recueils de poèmes et ses livres de souvenirs. Le fils de Leyla Zana, Ronay, menacé par des procédures judiciaires et les commandos turcs de la mort, a dû lui aussi s’exiler en Europe. Seule sa fille Ruken qui vit à Ankara a pu aller l’accueillir à sa sortie de prison.
Cependant, la procédure judiciaire visant Leyla Zana et ses collègues poursuit son cours. La Cour de cassation devrait se prononcer le 8 juillet sur le pourvoi des anciens parlementaires. Si l’arrêt de la cour de sûreté de l’Etat est confirmé par la cour suprême turque les députés devront réintégrer la prison. Leyla Zana avait purgé presque toute sa peine puisqu’elle aurait dû être libérée dans tous les cas le 4 juin 2005, Orhan Dogan et Hatip Dicle le 2 juin 2005 et Selim Sadak le 1er octobre 2005.
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