Lemonde.fr | Bien qu’éparpillés en Syrie, Iran et Turquie, c’est en Irak que l’idée d’un Etat kurde indépendant se pose avec la plus grande légitimité.
Autonomes depuis les années 1970, les Kurdes d’Irak se sont approprié leur autonomie pour en faire une quasi-indépendance : administration, forces de l’ordre, et bientôt une armée nationale, celle encore officieuse des peshmergas. Ils disposent aussi d’un drapeau, de frontières définies et de représentations quasi diplomatiques dans plusieurs pays.
Fort de cette situation favorable, le président Massoud Barzani a donc annoncé la tenue d’un référendum sur l’indépendance. Inspirée des cas catalan, écossais et québécois, cette consultation vise plus à tester l’opinion qu’à rompre avec le gouvernement de Bagdad. Elle vise surtout à relégitimer le président Barzani dont le mandat, arrivé à terme en 2013 et déjà exceptionnellement prolongé jusqu’en 2015, n’est plus valide, ce qui le place en porte-à-faux avec la Constitution du pays. Néanmoins, au-delà de l’intérêt personnel, la question de l’indépendance n’en demeure pas moins légitime.
Après des décennies de combat national, de persécutions diverses par le pouvoir central de Bagdad, notamment sous Saddam Hussein, les Kurdes ont acquis la maturité nécessaire. Depuis 1991 les liens avec Bagdad sont distendus ; le gouvernement d’Erbil a prouvé être capable d’autogestion, en dépit des difficultés. Par ailleurs, un Etat kurde irakien serait une entreprise rationnelle et utile. En premier lieu, elle mettrait fin à la pénible frustration des Kurdes malmenés et persécutés à travers l’histoire, car dépourvus de protection étatique et donc facteur d’instabilité régionale supplémentaire. D’où l’idée qu’un Etat kurde serait aussi utile à la paix dans la région. Reconnu, ce Kurdistan indépendant influera sur les Kurdes des pays voisins, pour y faire privilégier les compromis politiques plutôt que l’irrédentisme violent qui crispe les Etats. Un Etat kurde serait un garant et un médiateur de la cause kurde partout où elle fait débat.
L’idée est théoriquement séduisante mais ardue, car elle ne fait pas l’unanimité. Parmi les Kurdes d’Iran, où la population est segmentée entre un Nord plus favorable à Massoud Barzani et au PDK et un Sud plus sous la coupe de l’UPK de Talabani mais, dans l’ensemble, elle plébiscite l’indépendance. Par contre, hors d’Irak, le PKK a un autre agenda.
Incontournable en Turquie, actif en Syrie, en Iran et dans une certaine mesure en Irak, le PKK diffère du PDK d’Irak. Il aspire à une hégémonie sur tout le mouvement national kurde au Moyen-Orient en pratiquant une guérilla violente, qui lui vaut de figurer sur la liste noire des mouvements terroristes. A cet égard, reconnaître un Etat kurde indépendant affaiblirait le PKK en mettant le discrédit sur ses méthodes de plus en plus décriées par les Kurdes eux-mêmes, y compris en Turquie où l’entrée d’un parti pro-kurde au Parlement, le HDP, ne suffit pas pour le convaincre de déposer les armes.
Au plan régional, des obstacles demeurent et l’Europe a là un rôle à jouer pour œuvrer à les lever et contribuer à la paix. Certains pays sont hostiles à un projet étatique kurde. En premier lieu, Erbil doit convaincre Bagdad, et donc Téhéran, qui tire les ficelles dans l’ombre de la capitale irakienne, pour que son indépendance soit viable. Ce n’est pas encore acquis, mais l’indépendance de fait de la région kurde plaide en sa faveur. De leur côté, les Etats-Unis sont attachés à l’intégrité territoriale de l’Irak, mais la fragmentation inexorable du pays finira bien par avoir raison de leurs réserves. Après tout ce sont eux, avec la contribution de la France, qui ont jeté les bases d’un Kurdistan autonome à partir de 1991.
Quant à la Turquie, qui compte la plus importante communauté kurde, on croit à tort qu’elle serait hostile à une indépendance kurde en Irak, de peur d’éveiller les mêmes velléités chez les Kurdes de Turquie. Or, l’analyse montre qu’Ankara pourrait avoir intérêt à soutenir l’accession du Kurdistan irakien à l’indépendance. Ankara et Erbil entretiennent déjà des relations d’Etat à Etat et coopèrent dans tous les domaines, économique, politique, et même militaire et stratégique.
Le secteur privé turc est actif à Erbil et Dohuk (énergie et construction). Au niveau militaire, cela fait plus de vingt ans qu’Ankara entretient des bases en région autonome kurde. Lors de leur dernière rencontre à Ankara, les présidents turc et kurde irakien, tous deux sunnites, dans un contexte régional où les lignes de clivage se confessionnalisent, MM. Erdogan et Barzani ont, pour la première fois dans l’histoire turque, salué les drapeaux turc et kurde, côte à côte, pour la plus grande satisfaction des Kurdes d’Irak.
Au-delà de l’inquiétude des Turcs de voir se développer un sentiment pan kurde au plan régional, la realpolitik et le pragmatisme économique l’emporteront, car la création d’un Etat kurde à ses frontières crée une zone tampon, renforçant sa sécurité tout en exerçant une influence de raison sur le PKK, ennemi historique d’Ankara, et dont les méthodes terroristes ont toujours embarrassé les dirigeants d’Erbil.
Au bout du compte, les obstacles à l’indépendance du Kurdistan irakien sont moins dans l’environnement régional que dans la réalité bien plus inquiétante de la conjoncture économique. Prospère et dynamique il y a encore peu grâce à la manne pétrolière, le pays kurde traverse une grave crise du fait de la chute vertigineuse du prix du baril. Le voisinage de l’organisation Etat islamique ne rassure pas davantage les investisseurs étrangers et cette fragilité pourrait compromettre toute l’entreprise d’Erbil vers l’indépendance. Mais solidaire, la communauté internationale peut et doit aider les Kurdes à franchir le cap, et contribuer ainsi à la stabilité dans la région.
Bayram Balci est chercheur au CERI Sciences Po, spécialiste du Proche-Orient