Ahmet Insel : « La question kurde, en Turquie et dans la région, est la plus grande hantise de l’État turc »

mis à jour le Jeudi 29 mars 2018 à 17h55

Le Figaro | Interview par Eugénie Bastié | mercredi 28 mars 2018

ENTRETIEN - Après le sommet de Varna entre l'Union européenne et la Turquie, l'intellectuel turc* analyse la stratégie d'Erdogan en Syrie et l'impuissance des Occidentaux à la contrer. Les relations entre Ankara et ses partenaires de l'Otan se dégradent.

LE FIGARO. - Recep Tayyip Erdogan a affirmé le 26 mars que l’adhésion à l’Union européenne reste un objectif stratégique pour Ankara… Est-il sincère ?

Ahmet INSEL. - Cette volonté affichée est d’abord stratégique : c’est un effet d’annonce à destination de l’opinion turque. Erdogan ne veut pas être celui qui rompt les négociations en premier : il voudrait que ce soit l’Union européenne qui brise le processus. Ainsi, il pourrait utiliser une stratégie de victimisation et proclamer : « L’Europe chrétienne qui ne veut pas des musulmans. » L’opinion turque est partagée : une majorité reste favorable à l’entrée dans l’Union, moins pour son attractivité socio-économique, comme dans les années 2000, que pour des raisons de stabilité politique. L’existence de cette opinion pro-adhésion, notamment dans l’électorat d’AKP, oblige Tayyip Erdogan à proclamer la poursuite de la stratégie d’adhésion. Le « dîner de travail » entre Erdogan, Tusk et Juncker, le 26 mars, à Varna, a été présenté à l’opinion turque comme un sommet Turquie-Union européenne.

Quelle est la stratégie d’Erdogan en Syrie ? Jusqu’où est-il prêt à aller pour écraser les Kurdes ?

Son objectif évolue en fonction de la position des acteurs de la région, Russes et Américains. Si les Russes n’avaient pas donné leur feu vert, l’armée turque n’aurait pu entrer dans Afrine. Russes et Américains ont accepté l’idée qu’Afrine devait passer sous contrôle d’Ankara et de ses protégés syriens. La deuxième étape dans le viseur d’Erdogan est Manbij, où sont présents les Américains. Ceux-ci pourraient faire en sorte que les Kurdes du YPG se retirent pour mettre en œuvre une administration locale, tout en assurant aux Kurdes une présence à l’est de l’Euphrate. La question kurde, en Turquie et dans la région, est la plus grande hantise de l’État turc.

Que pense l’opinion turque de l’intervention de leur armée en Syrie ?

L’opinion turque y est favorable, y compris l’opposition sociale-démocrate et nationaliste libérale qui font dans la surenchère. Seule une infime partie de la gauche et le parti pro-kurde HDP y sont opposés. Mais ils sont très peu audibles, car décimés par le pouvoir depuis la proclamation de l’état d’urgence qui a suivi la tentative du coup d’État de juillet 2016. Tayyip Erdogan a transformé le prétexte du coup d’État pour mettre en place un époustouflant régime répressif.

Est-ce le chantage migratoire qui rend les Occidentaux impuissants ?

L’Occident est paralysé, démuni face aux Russes qui font payer aux Kurdes leur engagement pro-américain. Et aux Turcs qui leur font payer leur velléité d’autonomie. Lors du « dîner de travail » du 26 mars, l’Union européenne n’a quasiment pas émis de critiques, en tout cas publiquement, au sujet de l’intervention militaire dans Afrine, et à peine des souhaits.

Je ne crois pas que le chantage migratoire soit la principale raison de cette attitude. Sinon l’Union n’aurait pas condamné non plus les actions de la Turquie contre la Grèce ou Chypre, ce qu’elle a fait clairement. Tusk a évoqué le droit de la République de Chypre à faire des explorations de gaz et de pétrole offshore, ce que conteste énergiquement la Turquie. Nous verrons dans les semaines prochaines si la Turquie va pouvoir de nouveau empêcher le travail des bateaux de forage occidentaux et, dans l’affirmative, quelle sera la réaction de l’Union. Quant à la Syrie, je crois surtout que l’Union n’a pas de position commune et claire sur cette question, et ne sait donc pas comment réagir à l’agenda turc ou russe.

Erdogan reproche à l’Otan de ne pas l’aider en Syrie. La Turquie pourrait-elle sortir de l’alliance transatlantique ?

Je ne crois pas. Ça aurait des conséquences encore plus graves pour la Turquie que l’abandon du processus d’entrée dans l’Union. Mais il est certain que les relations entre Turquie et autres pays de l’Otan se dégradent. La Turquie, pourtant membre de l’Otan, a acheté un système de défense aérienne russe S-400. Début mars, deux soldats grecs ont été arrêtés à la frontière turco-grecque pour « tentatives d’espionnage ». On soupçonne la partie turque de vouloir les utiliser comme monnaie d’échange contre des officiers turcs réfugiés en Grèce après la tentative du coup d’État de 2016. Il est clair qu’il y a des soupçons sur la fiabilité de la Turquie comme allié au sein de l’Otan.

Vous évoquiez une « dérive autoritaire » dans votre livre. En est-on toujours là ou peut-on parler carrément de dictature en Turquie ?

La dérive autoritaire s’est transformée en véritable autocratie. Erdogan concentre dans ses mains la justice, l’exécutif et le législatif. L’opposition est bâillonnée, le Parlement, fantoche. Un conglomérat pro-Erdogan est en passe de racheter Dogan, le plus grand groupe de presse du pays. Désormais, 100 % de la télévision est directement ou indirectement entre les mains du pouvoir, et plus de 80 % de la presse écrite. Erdogan n’a face à lui aucun contre-pouvoir. Mais en même temps, il craint de perdre les élections de 2019 et accentue sa mainmise sur les médias, l’université, la société civile. Erdogan est tout-puissant mais n’arrive pas obtenir une adhésion qui va au-delà de la moitié du corps électoral. D’où la mise en place d’un système électoral taillé sur mesure.

 

(*) A publié « La Nouvelle Turquie d’Erdogan » La Découverte « Poche-Essais », 2017.