Boris James : «Trump n'a pas de stratégie claire en Irak»

mis à jour le Mardi 22 mai 2018 à 17h46

Lefigaro.fr | De notre envoyé spécial à Erbil (Irak)

INTERVIEW - Le chercheur de l'Institut français du Proche-Orient (Ifpo) analyse les enjeux américains, kurdes et turcs dans la région.

Thierry Oberlé

Basé à l’antenne de l’Ifpo à Erbil, au Kurdistan irakien, Boris James estime que la remise en cause des frontières des pays du Proche-Orient n’est plus à l’ordre du jour. Mais il juge que le pourrissement des conflits pourrait mener à de nouveaux affrontements dans la région.

LE FIGARO. - Quelle est la stratégie américaine en Irak ?

Boris JAMES. - Elle est difficilement lisible. Les États-Unis sont bien plus clairs sur l’Iran que sur l’Irak. L’un des aspects de la stratégie américaine était de faire en sorte que les Kurdes jouent un rôle de levier des intérêts américains à Bagdad. Cette carte-là est plus malaisée à jouer aujourd’hui après l’échec du référendum sur l’indépendance du Kurdistan irakien. La difficulté de lecture de la stratégie américaine a aussi pour conséquence l’affaiblissement de leurs alliés, dont les Kurdes. Les États-Unis n’ont plus de capacité à travailler la société et la classe politique irakiennes comme le font les Iraniens. La défaite du premier ministre, Haïdar al-Abadi, qu’ils soutenaient lors des dernières élections en est la preuve. On assiste en fait à un désengagement, même s’il perdure un discours sur la réconciliation, la reconstruction et l’antiterro­risme. Il y a un décalage entre les déclarations très dures sur l’Iran et cette logique de désengagement qui pourrait par la suite prendre une tournure de pourrissement menant à l’affrontement. La France et l’Union européenne sont en revanche attachées aux principes de stabilisation de l’Irak. Elles ne sont pas sur la ligne erratique des États-Unis.

Comment se passe l’après-Daech dans la région de Mossoul, l’ex-capitale des djihadistes ?

Dans la plaine de Ninive, les populations déplacées sont en train de se réinstaller. Mais les groupes paramilitaires chiites qui les ont précédées sont très visibles. La présence d’une iconographie chiite dans des zones sunnites ou chrétiennes pose problème aux habitants. Ainsi, dans des villes à grande majorité chrétienne, une forte conflictualité se développe entre Shabaks (une minorité chiite) et chrétiens. Mossoul est très loin d’être reconstruite sur le plan urbain. Le sera-t-elle jamais sur le plan humain ? Les violations des droits humains y ont été patentes. Cela laisse des traces dans une société qui, faute de projet politique, risque de se reconstruire sur une illusion. Contraint à la clandestinité, Daech aura du mal à recomposer sa base sociale, mais cela ne veut pas dire que la réconciliation entre l’État central et les populations locales est en cours. Enfin, la sécurité commence déjà à se détériorer. Il y a des assassinats ciblés et, demain sans doute, des attentats.

Quels enseignements tirez-vous des élections irakiennes ?

Les élections se sont déroulées dans le calme. On peut mettre cela au crédit du premier ministre sortant, Haïdar al-Abadi, et d’une société qui aspire de manière générale à des formes pacifiées de l’expression politique. La liste commune des communistes et des partisans du chef religieux nationaliste Moqtada al-Sadr (al-Sayirun) a créé la surprise en emportant 55 sièges sur 329. Élus sur une ligne très contestataire (anticorruption, anti-iranienne et antiaméricaine), ils auront cependant quelques difficultés à former une coalition majoritaire de gouvernement dans les trois prochains mois. Arrivée en troisième position et subissant un échec cuisant, la liste de Haïdar al-Abadi pourrait en fait être la clé de voûte modératrice d’une coalition forcément hétéroclite. C’est dans le nord du pays que les plus gros problèmes de représentativité se posent. C’est là que le taux de participation, déjà très faible à l’échelle du pays, est le plus bas. Une très grande part de la population, notamment arabe sunnite, est encore déplacée et très peu susceptible de voter pour une classe politique sunnite discréditée. Dans la région autonome du Kurdistan, le Parti démocratique du Kurdistan s’impose comme la force ­dominante.

Le soutien des États-Unis et de la France aux Kurdes syriens semble conjoncturel. Pourquoi les Kurdes n’arrivent-ils pas à faire de leur cause un enjeu international ?

Les Kurdes ont très bien communiqué, mais s’agissait-il de défendre leur cause ou la cause de la lutte contre Daech ? Ils se sont associés, à un moment donné, à un état général de la logique géostratégique globale qui était qu’il fallait en finir avec Daech en se montrant les plus à même et les plus disposés à atteindre l’objectif de son éradication. La cause kurde s’internationalise par petites touches. Elle a longtemps été une cause humanitaire. Au fur et à mesure que les Kurdes acquièrent des leviers de souveraineté, elle devient une question politique et légale qui ne fait pas l’unanimité. On ne verra jamais les États-Unis se déclarer supporteurs de la cause kurde pour de multiples raisons. Aujourd’hui, on est revenu à une phase conservatrice du point de vue du maintien des frontières des États existants. C’est presque le seul point d’unanimité même si, dans les faits, elles sont rognées. C’est le seul élément d’accord entre les grands États internationaux et régionaux : il faut maintenir les frontières.

Pourquoi Erdogan se focalise-t-il sur les Kurdes de Syrie ?

Erdogan a perdu la main sur la grande question qui l’obsédait en Syrie, celle du renversement de ­Bachar el-Assad. Il est désormais le poisson-pilote de la Russie dans cette zone et ne peut avoir que des objectifs limités. Son ennemi, le PYD (Parti de l’union démocratique) qui domine le Rojava, cette région du nord de la Syrie, est un parti se revendiquant comme le PKK de l’idéologie d’Öcalan et reconnaissant une filiation avec les Kurdes turcs du PKK. Il a développé une idéologie, le « confédéralisme démocratique », à savoir l’auto-organisation de la société sur des bases anticapitalistes, écolo­gistes et féministes. Il existe à l’évidence des liens organiques entre le PYD syrien et le PKK. La Syrie kurde constitue une zone de repli et de mobilisation pour la guérilla kurde turque. Dans les faits, des éléments montrent que les liens entre les deux mouvements sont subordonnés à une stratégie qui n’est pas locale ainsi qu’à des logiques transfrontalières. Si le PKK a la capacité de redéployer sa base opérationnelle en Syrie, cela pose un problème à la ­Turquie et à Erdogan. Mais le PYD tient à se démarquer de l’étiquette PKK pour, notamment, ne pas être considéré comme une organisation terroriste par ses alliés américains et européens et présenter la construction politique au Rojava comme autonome. Erdogan se saisit de cette ruse avec facilité dans une Turquie très nationaliste et rompue à la rhétorique anti-PKK, voire anti-Kurde, pour l’écarter car il en a les moyens.

L’obsession militaire d’Erdogan sur le Rojava montre qu’il veut maintenir des niveaux élevés de tension politique et militaire afin de d’entretenir l’ensemble de la société turque dans une nécessité de forte conflictualité et de mobilisation nationaliste. Son choix est à la fois géostratégique et électoraliste. Seule sa relation avec les États-Unis pourrait l’arrêter. Si Washington marque une ligne rouge à ne pas franchir et si les forces américaines restent présentes sur le terrain, alors Erdogan ne pourra pas aller très loin. L’invasion n’a pour l’instant concernée qu’Afrin. C’est un signe qu’il connaît ses limites.