Soldats kurdes appartenant aux Forces démocratiques syriennes, le 31 décembre, dans la ville de Qamishli, en Syrie. DELIL SOULEIMAN/AFP
Le Figaro | Par Georges Malbrunot | 8 janvier 2019
ABANDONNÉS par les États-Unis, les Kurdes n’ont d’autre choix que de se tourner vers la Russie et Damas pour éviter une offensive militaire turque sur leurs bastions du Nord-Est syrien. Lors d’un voyage à Moscou le 14 décembre, dans la foulée de l’annonce surprise d’un retrait américain des zones kurdes de Syrie, des responsables kurdes ont ainsi présenté à des diplomates russes une feuille de route en vue d’établir « un système de défense général contre des menaces extérieures », selon l’un des participants à ces discussions, Badran Jia Kurd.
À Moscou, la délégation kurde a sollicité une médiation russe. Selon Jia Kurd, « la Russie a pris cette médiation très au sérieux » et est prête « à travailler pour préserver la souveraineté et l’intégrité territoriale de la Syrie ». Sachant que « la décision finale est de négocier un accord avec le gouvernement syrien (….) même si les Américains s’y opposent », ajoute Badran Jia Kurd.
Premier élément de cette feuille de route : protéger la frontière avec la Turquie, à l’est de l’Euphrate. Ce devrait être le rôle de l’armée syrienne, qui renverrait des gardes-frontières face à la Turquie, dans des régions d’où les troupes de Damas s’étaient retirées en 2012 - en accord avec les Kurdes - alors que la révolte contre Bachar el-Assad gagnait du terrain. « Le déploiement de l’armée à la frontière nord avec la Turquie n’est pas à exclure », reconnaît Eldar Khalil, autre cadre kurde à s’être rendu à Moscou. Mais les Kurdes réclament que certains des leurs soient intégrés dans les gardes-frontières.
Dissoudre leurs milices
Deuxième élément, le plus sensible : la dissolution des Forces démocratiques syriennes (FDS), cette alliance incluant des Arabes mais dominée par les combattants kurdes qui a joué un rôle important aux côtés des Occidentaux dans la guerre contre Daech. C’est une exigence turque pour ne pas envahir le nord-est. « Une partie des FDS rejoindrait l’armée syrienne, confie un opposant syrien, impliqué dans les contacts entre Kurdes et Russes. Ceux qui n’en ont pas envie retourneraient à la vie civile. Parmi les Assayech, les forces de sécurité kurdes, certains sont d’anciens policiers et rejoindraient la police syrienne, et ceux qui n’ont pas été formés iraient en instruction à l’Académie de police. » Les Kurdes veulent croire que la dissolution des FDS ne signifie pas que les armes données par les Américains seraient reprises. Des négociations sont en cours entre les deux parties. Mais selon cet opposant, « les Américains seraient prêts à laisser ce qui a été donné à un combattant arabe ou kurde pour lutter contre Daech ». « Y compris les armes lourdes comme les missiles antichar ? », s’interroge, dubitatif, un diplomate onusien en charge du dossier syrien, « même si, in fine, ces armes lourdes finissent entre les mains de l’armée syrienne ». Selon l’agence Reuters, plusieurs officiers américains ont recommandé au Pentagone de laisser les armes offertes aux Kurdes jusqu’à la fin de leur guerre contre les dernières poches djihadistes.
Le partage des richesses est également mentionné dans la feuille de route kurde soumise aux Russes. Mais ce n’est pas le point le plus épineux. Les Kurdes ne s’opposent pas au retour dans le giron gouvernemental syrien des puits de pétrole qu’ils contrôlent dans le nord-est du pays. Les négociations seront plus délicates sur le maintien de leur gouvernance propre - mini-Parlement élu et forces de sécurité. Ces dernières années, les Kurdes ont expérimenté une autonomie de leur région. Si leur feuille de route indique clairement qu’ils veulent vivre dans une « Syrie unifiée », les Kurdes espèrent préserver une part de leur autonomie, que garantirait une nouvelle Constitution. Sur cette revendication autonomiste, des négociations s’étaient ouvertes l’été dernier avec le gouvernement syrien, mais elles ont rapidement capoté. L’idée d’octroyer aux Kurdes un statut particulier est évoquée. Même si le ministre syrien des Affaires étrangères, Walid el-Mouallem, s’est, une fois, déclaré « pas hostile » à une certaine dose d’autonomie kurde, le régime baasiste regarde toujours avec défiance le concept de décentralisation. Les Kurdes comptent sur la Russie pour faire fléchir Damas.
Reste le sort de Manbij, cette ville majoritairement arabe à l’ouest de l’Euphrate, d’où les Kurdes ont chassé Daech en 2016, que la Turquie menace d’attaquer, si les combattants kurdes ne s’en retirent pas, conformément à un accord passé entre Ankara et les États-Unis, l’été dernier. Finalement, ces dernières semaines, les « conseillers kurdes » ont été exfiltrés de Manbij. Les forces américaines patrouillent encore dans la ville. Les troupes syriennes, elles, s’en sont rapprochées à l’ouest. À l’intérieur, à l’initiative des tribus loyales à Damas, le conseil militaire a déployé le drapeau gouvernemental. Et selon l’accord en négociation avec Moscou pour établir une « zone neutre » à Manbij, la police militaire russe prendrait la place des forces américaines dans la ville, où l’administration gouvernementale syrienne reviendrait, mais pas les soldats de Bachar el-Assad. « Sans terroristes, nous n’avons plus de raison d’intervenir », a déjà déclaré le président turc, Recep Tayyip Erdogan.
« Moindre mal »
Dans ces pourparlers pour préserver leurs acquis, les Kurdes ont peu de marge de manœuvre. « Il y a parmi eux des durs, prêts à défendre coûte que coûte leur région, analyse leur ex-allié au sein des FDS, l’opposant syrien Haytham Manna. Mais ils sont aujourd’hui minoritaires. »
Avant l’annonce de leur retrait, dans un geste à l’égard de la Turquie, les États-Unis ont obtenu le départ des chefs militaires kurdes syriens, venus de leur fief montagneux irakien de Qandil, dont l’expérience combattante a été utile ces dernières années.
Chez les Kurdes, l’heure de l’autocritique semble avoir sonné. « Beaucoup croyaient que quel que soit le président américain, l’État profond, c’est-à-dire la CIA, le Pentagone ou le département d’État ne les laisseraient pas tomber », constate Haytham Manna. Entre leur ex-allié américain sur le départ, leur nouveau protecteur russe qu’ils ont déçu dans le passé et un Bachar el-Assad triomphateur que les Kurdes voient comme un « moindre mal », la voie du salut sera très étroite.