Chef de guerre. Recep Tayyip Erdogan lors d’une cérémonie militaire, à Isparta, le 12 octobre 2018.
lepoint.fr | Correspondant à Istanbul Quentin Raverdy | 10/01/2019
Turquie. Erdogan utilise la « question kurde » pour renforcer son pouvoir. Et tous les moyens sont bons.
Recep Tayyip Erdogan a la rancune tenace. Pour le compagnon de route politique comme pour l’opposant, menacer l’hégémonie du président, c’est s’exposer à la fureur du « reis » accroché aux commandes de son pays depuis 2003. Et, à ce jeu, les Kurdes de Turquie paient le prix fort.
Leur déconvenue commence au lendemain des élections législatives en juin 2015. Ce jour-là, ils privent le leader turc de sa majorité absolue au Parlement, acquise depuis 2002. Le Parti démocratique des peuples (HDP) – la formation majoritaire dans les régions du Sud-Est à dominante kurde – réalise une percée (13,2 % des voix) et déclenche la liesse dans les rues de Diyarbakir, la capitale du « Kurdistan turc ». L’affaire ne dure qu’un été.
En politicien roué, Erdogan mûrit sa revanche. Le HDP est la cause de ses déboires politiques ? Il suffit de s’en débarrasser. L’ancien maire d’Istanbul se lance alors dans une minutieuse opération de diabolisation du parti prokurde. Au cours des trois mois suivants, il enchaîne à un rythme effréné des dizaines de meetings et de congrès. Il sait aussi qu’il peut compter sur l’indéfectible soutien d’une sphère médiatique devenue dans sa grande majorité le porte-plume dévoué de l’exécutif. D’une même voix, ministres et éditorialistes accusent le HDP d’être le « bras politique » du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), la guérilla kurde en conflit ouvert contre l’Etat central turc depuis les années 1980. Résultat, des centaines d’attaques sont perpétrées contre les locaux de la troisième force politique de Turquie.
Sécessionnisme. « Moi ou le chaos », telle est la stratégie du « sultan ». Erdogan entend jouer sur les peurs viscérales de la société turque. Or la crainte du sécessionnisme kurde en est une. Et, s’il faut déclarer la guerre, il y est prêt. En réponse à l’insurrection menée par le PKK dans les villes du sud-est de la Turquie (après l’éclatement en juillet 2015 du cessez-le-feu conclu avec Ankara deux ans plus tôt), il lance ses chars contre la guérilla. Un tournant selon Vahap Coskun, professeur de l’université Dicle, à Diyarbakir : « Dès lors, l’Etat turc passe d’une politique de négociation sur la question kurde à une vision militariste. » L’offensive est implacable. L’artillerie turque rase les centres-villes de plusieurs cités kurdes, et le couvre-feu étrangle la population durant de longues semaines. Des milliers de rebelles kurdes périssent, et plus de 400 000 personnes fuient la zone, désormais quadrillée par l’armée.
Erdogan reprend la main et lave l’affront. Lors des législatives anticipées de novembre 2015, sa formation, l’AKP (Parti de la justice et du développement), décroche à nouveau la majorité. Le HDP, lui, est à genoux mais conserve encore 59 sièges. Le leader turc n’en reste pas là. Il exige une victoire totale. La tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016 lui offre une occasion rêvée. Il obtient la levée de l’immunité parlementaire de plusieurs élus du HDP et leur arrestation. « Maintenant, ils vont payer pour ce qu’ils ont fait », lance-t-il. Parmi eux, Selahattin Demirtas, le coprésident du mouvement, l’homme à abattre. Car, lui, c’est le chouchou de l’Occident. Avocat de talent, défenseur des droits de l’homme, père de famille modèle, il est surnommé l’« Obama kurde ». Surtout, il tient tête au leader islamo-conservateur – et rivalise avec lui dans l’art de mobiliser les foules. Pour Erdogan, il est urgent de l’écarter des caméras. La justice ouvre une dizaine de procédures à l’encontre de Demirtas, l’accusant de liens avec le PKK. Son dossier s’épaissit et l’expose à une peine d’emprisonnement de plus d’un siècle.
Au pas. Qu’importe, derrière les murs de sa prison, le tribun kurde poursuit son action politique. Il défie même le président turc dans les urnes lors de l’élection présidentielle en juin 2018. Sa cellule se transforme en bureau de campagne, les réseaux sociaux lui servent de tribune, sa femme devient sa porte-parole. En dépit d’obstacles colossaux, il obtient 8,4 % des voix. En attendant, Erdogan savoure sa victoire. Il sait que l’absence de Demirtas prive le HDP de figure charismatique. Et il balaie les protestations de la Cour européenne des droits de l’homme, qui demande la libération du leader kurde. Sa priorité : le maintenir en prison. D’autant qu’en mars se profilent les élections municipales, un test pour la popularité du chef de l’Etat.
Alors Erdogan met au pas les régions kurdes. Il démet de leur mandat plus de 90 maires affiliés à la branche locale du HDP, « par souci de protéger l’argent public des mains de la guérilla kurde ». Il y nomme ses kayyum, des administrateurs aux ordres d’Ankara. Il y interdit les manifestations, crée de nouveaux postes de police et y dépêche des patrouilles militaires. Dans le même temps, il tente de conquérir les cœurs en soignant son image de bâtisseur et en finançant des projets de reconstruction jusque-là refusés aux maires destitués. Et en cas de revers électoral, Erdogan a déjà tout prévu : « Si les personnes impliquées dans le terrorisme sortent des urnes, nous nommerons des administrateurs sans délai », menace-t-il. Enfin, comme il en a désormais l’habitude avant chaque échéance électorale, Erdogan ressort l’épouvantail du mouvement armé kurde. Le chef de l’exécutif annonce en boucle le lancement imminent d’une nouvelle opération militaire contre les combattants kurdes en Syrie. Désormais, pour lui, le principal danger se trouve aux portes de la Turquie. Il n’a plus qu’une urgence : pulvériser le terör koridoru (« couloir du terrorisme »), cette longue bande située dans le nord-est de la Syrie, contrôlée depuis 2012 par le Parti de l’union démocratique (PYD) et ses milices armées, les YPG, des forces kurdes considérées par Ankara comme l’émanation syrienne du PKK. Dans un élan néo-ottoman, Erdogan se rêve en père protecteur des peuples de la région. « Nous n’abandonnerons pas les Kurdes syriens à la merci de la persécution du PKK et du PYD », dit-il. Une vision très parcellaire. « Erdogan craint surtout que le modèle d’autonomie des Kurdes en Syrie n’inspire le mouvement kurde en Turquie, souligne Nazmi Gür, un cadre du HDP. Voilà pourquoi il bloque toute discussion en Turquie. »
De fait, Erdogan maintient les négociations au point mort, soucieux de ne pas froisser une opinion turque gagnée par le sentiment nationaliste. « N’attendez pas un nouveau processus de paix, cette affaire est terminée », tranche-t-il à l’automne. Une position définitive ? « Tout dépendra des Kurdes de Syrie et du conflit voisin, souligne l’universitaire Vahap Coskun. S’il est satisfait de l’issue de la guerre, alors peut-être qu’il reprendra le dialogue avec les Kurdes de Turquie. ».