Boris James : histoire d’un peuple indocileDirecteur de l’Institut français du Proche-Orient à Erbil (Kurdistan irakien) entre 2014 et 2017.
« Les Kurdes. Un peuple sans Etat en 100 questions », de Boris James et Jordi Tejel Gorgas (Tallandier, 378 p., 16,50 €).
Le point 2419 | Propos recueillis par Romain Gubert | 10 janv. 2019
Laissés-pour-compte. Connus dès les premiers siècles de notre ère, les Kurdes ne sont jamais parvenus à faire du Kurdistan un Etat indépendant. Le chercheur Boris James retrace leur histoire mouvementée.
« Les Kurdes. Un peuple sans Etat en 100 questions », de Boris James et Jordi Tejel Gorgas (Tallandier, 378 p., 16,50 €).
Le Point : A quel moment de l’Histoire entend-on parler des Kurdes pour la première fois ?
Boris James : Dès les premiers siècles de notre ère, les sources persanes, grecques ou arméniennes font mention d’un peuple singulier installé en haute Mésopotamie. Mais sans le désigner officiellement comme kurde. Au Ve siècle, on évoque un roi kurde, mais l’organisation de cet éventuel royaume est floue. En fait, c’est surtout à la période médiévale et lors de la conquête musulmane que les sources deviennent plus précises. Autour du Xe siècle, la rencontre avec l’islam est violente. Les zones de peuplement kurde, notamment dans l’arrière-pays de Mossoul, sont décrites comme des forteresses. Grâce à ces sources arabes, on sait que les Kurdes ou en tout cas ceux qui occupent les territoires aujourd’hui revendiqués par les Kurdes sont des guerriers et des éleveurs. Ce ne sont pas des nomades ; chez eux, la tribu tient une place centrale, leur organisation est fragmentée, sans doute à cause de la géographie, et ils tiennent à préserver une singularité propre face aux Arabes. Ils sont déjà décrits par les sources arabes comme des rebelles à l’islam, à l’autorité politique. Ces mêmes sources évoquent leur langue, non arabe et proche des langues iraniennes. Mais ces descriptions sont celles d’intellectuels de Damas ou de Bagdad. On commence petit à petit à voir des poètes, des juristes et des membres de l’élite kurde qui ont intégré les systèmes politiques, notamment à Bagdad.
Le personnage central de l’histoire ancienne kurde, c’est Saladin.
Saladin ne s’impose pas en tant que Kurde. Il s’impose comme souverain universel avec une finesse politique et en utilisant l’islam pour régner sur un empire qui va de la haute Mésopotamie à l’Egypte. Mais évidemment, autour de lui, il impose des proches, des membres de sa famille et certaines tribus kurdes importantes. On trouve donc des Kurdes au plus haut niveau de son administration et de l’armée. Mais ils ne revendiquent pas du tout plus de pouvoir ou de privilèges pour les Kurdes en tant que « nation » ou entité régionale. En fait, l’influence kurde à ce moment-là relève davantage de la solidarité entre clans. L’influence kurde est dissimulée. La mettre en avant aurait généré des revendications chez d’autres peuples de ce gigantesque empire. Il fallait éviter les jalousies et mettre en avant le djihad, qui, lui, est fédérateur.
Les Mamelouks mettent fin à la dynastie des Abbouyides, et donc au « pouvoir kurde ».
Oui et non. Car les Mamelouks, des combattants armés et payés par les descendants de Saladin, vont certes les détrôner au milieu du XIIIe siècle, mais ils vont les utiliser comme combattants en leur octroyant des privilèges. Ils poussent d’ailleurs les Kurdes à se fédérer, à s’organiser pour contrebalancer l’influence des Mongols et prévenir les invasions. En fait, les Kurdes deviennent une sorte de rempart militaire. Les Ottomans feront, plus tard, la même chose.
C’est-à-dire ?
Dès le début, l’Empire ottoman encourage les Kurdes à s’organiser pour contenir l’influence iranienne. L’empire distribue des privilèges qui permettent aux Kurdes de se renforcer et de tenir un rôle singulier. Au XVIe siècle, leur rôle de rempart est officialisé par Selim Ier (le père de Soliman le Magnifique) pour empêcher les invasions. Le « Kanunname », un ensemble de textes de lois datant du milieu du XVIe siècle, annonçait la volonté de faire des Kurdes le fer de lance de l’empire dans ses confins orientaux contre l’Empire perse : « Dieu fit en sorte que le Kurdistan agisse en protection de mon empire comme une barrière solide, comme une forteresse d’airain contre la sédition du démon Gog de Perse. » Il faut noter aussi que de nombreux Kurdes, à titre individuel, deviennent des membres de l’élite au pouvoir. En fait, les Kurdes comprennent vite qu’ils peuvent tirer profit de cette situation. Ils jouent sur les rivalités des grandes puissances pour renforcer leurs privilèges. Puis, à mesure que l’Empire ottoman se renforce, les émirs kurdes jouent le jeu. Ils se rapprochent de la cour, singent le sultan. Il apparaît alors une culture kurdo-ottomane assez riche sur le plan littéraire.
Quand observe-t-on les premières revendications nationalistes kurdes ?
Au XIXe siècle, au moment où l’Empire ottoman renforce sa centralisation, les résistances sont nombreuses, notamment au sein du monde kurde. A la fin du XIXe siècle, des clubs et des journaux kurdes sont créés à Istanbul et affirment que les Kurdes doivent défendre leurs différences.
Les Kurdes ont activement participé au génocide arménien.
C’est un fait. Si celui-ci a été pensé au plus haut niveau de l’empire, sur le terrain les Kurdes ont largement participé à l’extermination. Arméniens et Kurdes vivaient côte à côte et, en échange de leur participation aux massacres, les Kurdes ont récupéré des terres. Là encore, les Kurdes, dans l’esprit de l’Empire ottoman, constituent un rempart. Les Arméniens sont une menace ? Il faut donc utiliser les Kurdes.
A l’issue de la Première Guerre mondiale et lors du démantèlement de l’Empire ottoman, les Kurdes voient presque se concrétiser leur rêve de créer un Etat. Le traité de Sèvres leur en accorde un. Mais, à Lausanne, ils sont oubliés…
En fait, au moment où l’Empire ottoman s’effondre, les Kurdes parviennent, grâce à un lobbying subtil, à convaincre les Alliés. Mais, petit à petit, Mustafa Kemal rassure la France et la Grande-Bretagne, qui oublient les Kurdes. Kemal a d’ailleurs joué cette carte en intégrant très vite au sein de la nouvelle armée turque les combattants kurdes en leur accordant certains privilèges. Avec ce résultat que le mandat français sur la Syrie et le mandat britannique sur l’Irak ne comprennent pas de clause spécifique concernant les Kurdes, alors que, deux ans auparavant, ils étaient à deux doigts de constituer un nouvel Etat qui aurait, par ricochet, affaibli la « nouvelle Turquie ». La réputation de rebelles de ce peuple indocile inquiétait aussi Paris et Londres, qui, dès le début de leurs mandats respectifs, ont affronté plusieurs soulèvements. Et notamment celle de Cheikh Mahmoud, qui s’autoproclama roi du Kurdistan et leva une armée contre les Britanniques.
Après la Seconde Guerre mondiale, les Etats, souvent autoritaires, de la région (la Turquie, l’Iran, la Syrie, l’Irak) qui comprennent de fortes populations kurdes ne parviennent pas à faire taire les revendications kurdes. Pourquoi ?
Mais justement parce qu’ils sont autoritaires. C’est parce que les dirigeants nationalistes arabes ont mis en place des dictatures qu’ils ne parviennent pas à assimiler les Kurdes. Pour un jeune Kurde, s’opposer au régime de Damas ou de Bagdad, c’est évidemment participer à des mouvements kurdes plus ou moins clandestins. Cela dit, en Iran, en Irak, en Syrie, les régimes ont évidemment utilisé les Kurdes. Saddam Hussein avait toujours dans son gouvernement des personnalités kurdes qui le soutenaient. Le régime syrien accueillait des Kurdes de Turquie pour affaiblir son rival. L’Iran encourageait les Kurdes d’Irak pour fragiliser Saddam, etc. En Syrie, comme le pouvoir était aux mains de la minorité alaouite, le régime a laissé un certain espace – sur le plan culturel, pas sur le plan politique – aux Kurdes pour pouvoir s’appuyer sur eux contre les éventuelles revendications de la majorité sunnite.