Syrie : Les forces de la coalition le long des frontières avec la Turquie. REUTERS / Rodi Said
lemonde.fr | Par Patrice Franceschi (Ecrivain) | 31/01/2019
Tribune. Le 19 décembre, Donald Trump, dans une invraisemblable foucade, annonçait le retrait sans délais des soldats américains déployés dans le nord de la Syrie – et par conséquent l’abandon brutal de nos alliés kurdes des Forces démocratiques syriennes (FDS) dans le combat qu’ils menaient avec nous contre les islamistes. Il est intéressant de revenir aujourd’hui sur cet épisode déroutant afin de comprendre pour quelles raisons il n’a pas eu les suites tragiques que tout le monde annonçait.
Bien sûr, les choses ont commencé de manière pitoyable : on ne lâche pas sans prévenir des alliés aussi efficaces et fidèles que les Kurdes. Surtout quand ils se sont montrés capables de construire un bouclier anti-islamiste sur un territoire vaste comme quatre fois le Liban.
On ne laisse pas non plus entre les mains des pires Etats totalitaires de la région des gens avec qui on a combattu pendant cinq ans, qui ont payé le prix du sang pour épargner le nôtre et continuent de protéger nos frontières à des milliers de kilomètres de chez nous. D’autant que le combat contre Daech n’est en rien achevé – on l’a vu il y a peu avec l’attentat qui a tué plusieurs soldats américains à Manbij – et que la région d’Idlib jouxtant les territoires contrôlés par nos alliés est aux mains d’Hayat Tahrir Al-Cham, radicaux aussi féroces que Daech auxquels nous risquons d’avoir affaire demain.
Le président Macron était parvenu à gagner six mois, mais Trump a finalement provoqué la stupeur parmi son équipe et ses alliés européens, jeté la sidération au milieu des forces arabo-kurdes et entamé son crédit au sein de sa propre administration. On s’est alors attendu au pire, c’est-à-dire à une attaque en règle des Turcs contre les FDS, doublée d’une reprise en main concurrentielle du nord de la Syrie par le régime de Damas. Un beau charivari en perspective. Et pour les Kurdes, la peste et le choléra en même temps…
Erdogan, soutien avéré des principaux groupes islamistes anti-occidentaux en Syrie – et principal ennemi des Kurdes –, fanfaronnait déjà, annonçant qu’il les anéantirait sous peu.
Pourtant, en dépit de ces rodomontades et des faits concrets rappelés plus haut, rien n’a bougé sur le terrain : pas le moindre signe de désengagement militaire des Occidentaux n’est à signaler à ce jour, au contraire.
Aucun de nos soldats ne partira avant des semaines – et encore, pour l’Irak tout proche. Et uniquement quand nos problèmes sécuritaires et le sort des Kurdes auront trouvé une solution politique satisfaisante. Erdogan n’a pas renoncé à ses projets hégémonistes, mais il en est radicalement empêché pour le moment. Tout comme Bachar Al-Assad, clairement sommé de ne pas franchir l’Euphrate.
Des efforts considérables
Que s’est-il passé pour que les Kurdes ne soient finalement pas abandonnés et que Trump aille jusqu’à menacer les Turcs de dévaster leur économie s’ils les attaquaient ? Comment un tel retournement de situation a-t-il pu se produire ?
C’est là que les choses deviennent intéressantes. Car, entre l’annonce de Trump le 19 décembre 2018 et aujourd’hui, la France a déployé des efforts considérables pour éviter la catastrophe. Dans toute cette affaire, elle a véritablement été le pays le plus lucide, jouant un rôle central pour convaincre les Américains de faire machine arrière. Ce n’est pas un hasard si ces derniers ont fini par revenir à une position de fermeté vis-à-vis de nos adversaires régionaux et ont finalement décidé de maintenir, pour le moment, leurs forces militaires sur place. En la matière, Emmanuel Macron en a parlé directement à Donald Trump. Et à Vladimir Poutine. Sans oublier Recep Tayyip Erdogan qu’il n’a pas ménagé.
Les valeurs défendues par les Kurdes sont aussi les nôtres
Finalement, on doit lui reconnaître une cohérence de long terme dans sa politique proche-orientale et ses conséquences sécuritaires pour les Français : il a poursuivi l’engagement de notre pays dans la coalition internationale contre Daech – on aurait pu craindre l’inverse – et n’a cessé de rendre hommage aux Kurdes qui combattent à nos côtés – ce dont ces derniers lui sont reconnaissants. Notre alliance stratégique avec eux s’en est trouvée revivifiée. Plus que jamais nous collaborons pour empêcher la formation d’une nouvelle organisation islamiste capable de mener des attentats chez nous.
Le retour des djihadistes français prisonniers des Kurdes s’inscrit dans cette coopération. La France devait bien s’occuper un jour de juger ses ressortissants et d’en débarrasser nos alliés. Pas le choix. Toutefois, pour avoir personnellement mené nombre d’entretiens avec des djihadistes françaises, je crains que ces gens demeurent ce qu’ils sont : des « bombes humaines ».
« Pour l’heure, rien n’est donc perdu pour les Kurdes, même si on peut considérer que, dans l’immédiat, nous avons surtout “sauvé les meubles” »
Maintenant, bref retour en arrière afin d’expliquer la constance française vis-à-vis des Kurdes. Sans remonter à 2014, année où la France, sous François Hollande, est le premier pays à les soutenir militairement contre Daech lors de la bataille de Kobané, il faut rappeler qu’en janvier 2018, les Turcs, sans crier gare – et avec l’accord des Russes – attaquaient l’enclave kurde d’Afrine, dans le nord-ouest de la Syrie, et s’en emparaient après deux mois de terribles combats. Depuis, le seul chef d’Etat à avoir reçu officiellement une délégation des FDS – comprenant des Kurdes, des Arabes et des chrétiens – a été le président français.
« Pour l’heure, rien n’est donc perdu pour les Kurdes, même si on peut considérer que, dans l’immédiat, nous avons surtout “sauvé les meubles” »
Les rencontres à très hauts niveaux ont été constantes ensuite, non seulement parce que nous partageons les mêmes intérêts sécuritaires mais parce que les valeurs défendues par les Kurdes sont aussi les nôtres : démocratie, laïcité, égalité hommes-femmes, respect des minorités. La dernière de ces rencontres à l’Elysée a eu lieu juste après l’annonce de Trump. Ilham Ahmed, la femme politique la plus haut placée dans l’organisation des FDS, a su se faire entendre. C’est dire si les liens sont forts.
Pour l’heure, rien n’est donc perdu pour les Kurdes, même si on peut considérer que, dans l’immédiat, nous avons surtout « sauvé les meubles ». Quoi qu’il en soit, il reste beaucoup à faire là-bas contre le terrorisme, Daech ne cessant de renaître de ses cendres, changeant de nom au gré de ses mutations. Rien n’est joué, donc. Pour l’avenir, il faudra de la constance dans l’effort.
Patrice Franceschi écrivain se rend souvent au Kurdistan syrien. Il a reçu le prix Goncourt de la nouvelle en 2015 pour Première personne du singulier, (Points, 2015).
Les Kurdes à un tournant de leur histoire.