Discours du président turc Recep Tayyip Erdogan au palais présidentiel, à Ankara, le 18 septembre. AP
Lemonde.fr | Alain Frachon
Les difficultés d’Erdogan et les divisions de son parti laissent à penser que son tournant ultra-autoritaire est désavoué par de plus en plus de Turcs, relève, dans sa chronique, Alain Frachon, éditorialiste au « Monde ».
Chronique. Le problème avec Istanbul, c’est l’effet virus. La ville malmène, pour ne pas dire détruit, vos défenses immunitaires – celles qui vous empêchent d’imaginer la Turquie au sein de l’Union européenne (UE). La séduction stambouliote agit de façon dangereuse, mais conduit à poser les bonnes questions.
Vous vous installez sur le balcon de votre chambre d’hôtel. Il est tard, il faut se remettre du cauchemar qu’est le transport aérien d’aujourd’hui. Vous commandez un grand verre de raki sur glace pilée. Dans la rue, en cette mi-septembre, les femmes d’Istanbul sont en robe d’été, en jeans ou en mode islamo-conservateur. « La Turquie est un amalgame », écrivait, au début des années 1950, le regretté Bernard Frank (1929-2006) qui s’y connaissait en géopolitique. Au fil du raki, vous contemplez le Bosphore, occupé par sa tâche, qui est, paraît-il, de séparer l’Europe de l’Asie. De part et d’autre, ballonnements, collines, ponts, minarets, clochers, palais, gratte-ciel composent et recomposent ce miracle de beauté citadine qu’est Istanbul. Il faudrait rester là, longtemps.
Seize millions d’habitants : Istanbul est devenue une des mégalopoles du XXIe siècle. Elle donne le « la » de la politique du pays. Elle a assuré la carrière de celui qui en fut le maire (1994-1998), avant de devenir premier ministre (2003-2014), puis président du pays, Recep Tayyip Erdogan, le chef du parti islamo-conservateur AKP (Parti de la justice et du développement). Aujourd’hui, elle annonce la fin, progressive, de l’ère Erdogan.
Cette année, aux élections municipales, l’AKP a perdu Istanbul, massivement – de même que nombre de grandes villes, dont Ankara, la capitale. L’AKP se divise et ses notables quittent le parti. Le gouvernement doit faire face à une situation économique très difficile. Le tournant ultra-autoritaire, népotique, clanesque qu’Erdogan a fait prendre au régime ces dernières années, de même que son flirt avec la Russie de Vladimir Poutine semblent désavoués par une majorité de Turcs. L’après-Erdogan a peut-être commencé.
Les récriminations s’accumulent
Réunissant patrons, universitaires et politiques de France et de Turquie, l’Institut du Bosphore – notre hôte –, qui organisait en septembre son dixième séminaire annuel, s’est fixé une mission : maintenir un forum de dialogue franco-turc, sans langue de bois, quel que soit l’état des relations officielles. Ce qui tombe bien, car entre Ankara et Paris, entre la Turquie, musulmane, et l’UE, les récriminations s’accumulent. La Turquie, qui héberge 3,5 millions de réfugiés syriens, accuse. Après l’accord conclu en mars 2016 avec Bruxelles, sur le contrôle de l’immigration moyen-orientale à destination de l’UE, les Européens n’auraient pas tenu leur part du contrat : reprise des conversations politiques à haut niveau, notamment sur le dossier d’adhésion de la Turquie à l’UE.
Ce à quoi les Européens répondent que les tropismes autocratiques, sinon dictatoriaux, d’Erdogan rendent le dialogue difficile tant le raïs éloigne son pays des valeurs de l’Europe. Cela va de la brutalité de la répression du mouvement des jeunes du parc Gezi à Istanbul au recul constant de l’état de droit depuis le coup d’Etat raté de juillet 2016 – dizaines de milliers de Turcs en prison, journalistes embastillés, presse, police, justice et université sous contrôle etc. Justement, les milieux proches du pouvoir dénoncent le peu de solidarité manifestée par l’UE et, plus encore, par les Etats-Unis au lendemain du putsch avorté. Cela expliquerait la tentation russe de la Turquie, membre de l’OTAN mais qui s’équipe en missiles antiaériens à Moscou.
Le cahier des reproches s’étend à la politique syrienne de la France, des Etats-Unis, bref des Occidentaux en général. Ankara dénonce l’alliance qu’ils ont conclue avec les Kurdes de Syrie pour lutter contre les djihadistes de l’Etat islamique. La Turquie, en guerre contre les Kurdes du PKK turc, ne veut pas d’une entité kurde autonome de l’autre côté de sa frontière.
Compromis possible
Su chacun de ces sujets, un compromis est possible. L’achat des missiles S-400 russes n’empêche pas la Turquie de poursuivre sa coopération militaire avec l’UE et avec l’OTAN. Dans une époque de retrait américain, l’Europe instituée peut difficilement imaginer se doter un jour d’un début de défense commune sans coopération avec la puissance militaire qu’est la Turquie. En Syrie, la Turquie est moins une alliée qu’un partenaire difficile, voire un adversaire, de la Russie. A l’intérieur de la Syrie, militaires turcs et américains ont commencé à patrouiller ensemble le long de la zone frontalière – où Erdogan veut, par ailleurs, déplacer près d’un tiers des réfugiés syriens aujourd’hui en Turquie… Enfin, la nécessaire réactualisation de l’union douanière conclue en 1995 avec Ankara serait l’occasion d’une reprise de dialogue avec Bruxelles.
La vraie question est ailleurs. Comme le disent deux universitaires turcs, Soli Özel et Evren Balta, et l’essayiste et ancien ambassadeur Michel Duclos dans des articles écrits pour l’Institut du Bosphore, elle est de cerner la nature profonde de ce pays jeune et de 80 millions d’habitants. A-t-il vocation à être définitivement arrimé au monde occidental ? Est-il poussé par des facteurs structurels profonds à s’en éloigner ? La dérive autoritariste actuelle est-elle seulement conjoncturelle, liée aux sautes d’humeur d’Erdogan ?
A tous ceux qui doutent de l’impérieuse nécessité pour l’UE de cultiver des liens étroits avec la Turquie, Özel et Balta apportent une bonne réponse : « Ne pas oublier qu’une majorité d’électeurs turcs viennent de montrer [à l’occasion des municipales de 2019] leur attachement aux valeurs et aux normes de la démocratie et leur détermination à défier un environnement [politique intérieur] difficile ».