Libération | Par Par Jérémie Berlioux, envoyé spécial à Akçakale | Le 16/10/2019
Dans cette ville située sur la frontière, les habitants ont vécu au plus près l’offensive turque contre la localité voisine de Tall Abyad. Après une semaine passée sous les obus kurdes, la vie reprend doucement son cours.
Depuis qu’elle a cru voir mourir l’intégralité de sa famille, Elif Akyol, 13 ans, sursaute à chaque bruit sourd. Elle serre constamment entre ses doigts le métal froid du reste de l’obus de mortier tombé vendredi devant la boutique familiale de vêtements à Akçakale, dans le sud de la Turquie, à la frontière syrienne. «Elle le garde dans sa main parce que c’est de là que la peur est venue», explique Abdullah, son père. En début d’après-midi ce jour-là, un premier obus tiré depuis la ville de Tall Abyad, à quelques centaines de mètres par-delà la frontière turco-syrienne, explose dans le quartier. Abdullah essaye de mettre ses enfants à l’abri. «Nous n’avons pas eu le temps. Le deuxième coup est tombé à dix mètres de nous.» Elif sort en courant pour secourir son père. Elle s’effondre de terreur en voyant ses frères et sœurs en sang. Treize membres de sa famille sont touchés. Ceux-ci sont conduits à l’hôpital de la ville, débordé par les blessés.
Akçakale essuie une véritable pluie d’obus qui a pris par surprise ses habitants. Deux jours auparavant, le 9 octobre, la Turquie a lancé l’opération «Source de paix» contre les combattants kurdes des Unités de protection du peuple (YPG), qui contrôlent le nord-est de la Syrie. L’artillerie turque se déchaîne, pilonnant les villes et villages frontaliers syriens. Anticipée ou non par Ankara, la réponse des YPG ne se fait pas attendre. Elles répliquent à coups de mortiers et de roquettes, touchant de façon indiscriminée les localités turques. A Akçakale, les obus s’abattent avec la régularité d’un métronome. La population panique. La moitié de la ville s’enfuit. Ceux qui restent sont chauffés à blanc par la colère et la fièvre patriotique. Entre deux obus, ils crient leur soutien aux soldats turcs et leurs supplétifs syriens. Les haut-parleurs de la ville diffusent en boucle des marches militaires ottomanes ponctuées par la lecture de la sourate de la conquête, tirée du Coran. La machine de propagande étatique tourne à fond sur toutes les chaînes de télévision, martelant l’ambition de la Turquie d’écraser ses ennemis «terroristes». Akçakale et Tall Abyad sont deux villes sœurs que quelques centaines de mètres, un champ de mine et un mur de béton séparent. Les populations, arabes, sont proches. Les tribus se répartissent des deux côtés de la frontière.
Lorsque Tall Abyad est tombé entre les mains des YPG en 2015, une partie de ses habitants se sont réfugiés à Akçakale. La Turquie accuse les forces kurdes d’avoir commis une épuration ethnique. Certains de ces réfugiés sont donc restés ces derniers jours pour observer les combats, sentant que l’heure du retour est peut-être venue. Officiellement, la Turquie intervient en Syrie pour créer une «zone de sécurité» de 30 kilomètres de profondeur tout le long de sa frontière, débarrassée des YPG. Ankara veut y installer une partie des 3,6 millions de Syriens réfugiés en Turquie. Le 1er octobre, le président Erdogan a dévoilé son plan : «Avec le soutien de la communauté internationale, nous installerons 1 million de personnes dans 140 villages de 5 000 habitants et 50 districts de 30 000 habitants.» Et tant pis si certains accusent la Turquie de vouloir transformer l’équilibre démographique de la région.
A Akçakale, où la moitié de la population est composée de réfugiés, cette perspective est accueillie avec joie. La crise économique qui frappe la Turquie depuis un an a exacerbé les tensions liées au racisme, à la pénurie d’emplois et de logements liés à l’afflux de population. Dimanche, à la surprise générale, Tall Abyad est tombé. L’annonce est accueillie par un concert de klaxons, de parades de véhicules municipaux drapés de rouge et blanc, les couleurs turques, vite rejoints par des habitants faisant de la main le signe des loups gris, le symbole de ralliement des ultranationalistes turcs. «On ne pensait pas que Tall Abyad tomberait si vite, surtout avec toutes les armes que les Américains ont données aux YPG», s’étonne encore Mustafa, propriétaire d’un café situé à quelques dizaines de mètres de la frontière. «Si les terroristes n’avaient pas de soutien extérieur, on les aurait de toute façon bouffés en une journée», se vante maintenant le sexagénaire.
La vie a depuis repris son cours, interrompue seulement par les convois militaires qui traversent la ville. Les habitants applaudissent : nouveau tonnerre de klaxons. Les explosions au loin et les écrans branchés sur les chaînes d’information en continu rappellent toutefois que le front n’est qu’à environ 5 kilomètres. Certains tempèrent donc l’enthousiasme. «Il faudra plus que des drapeaux et des klaxons pour gagner. Quand l’armée sera à 30 kilomètres, alors ce sera fini», souffle un épicier. La famille Akyol est cependant revenue après avoir passé quelques jours à Urfa, la grande ville de la région. «Nous avons encore peur», dit Abdullah. Un morceau de métal est fiché dans sa cuisse. Son fils Yassin a un pouce en lambeaux. «Je fais des cauchemars toutes les nuits», murmure timidement Elif, le reste d’obus dans sa main. «La guerre, ça doit se faire entre soldats, pas avec les civils», souffle encore son père.
Dans les autres localités le long de la frontière, la situation reste tendue. A l’est, Ceylanpinar observe le pilonnage intensif de sa jumelle Ras al-Ain. Cette dernière est encore aux mains des YPG, qui tiennent fermement leurs positions à quelques dizaines de mètres de la frontière. L’armée turque et ses supplétifs piétinent dans les faubourgs malgré les percées rapides réalisées dans les campagnes avoisinantes. L’entrée de Ceylanpinar, dont la population est à majorité kurde, est strictement contrôlée par les autorités. Les journalistes n’y sont pas les bienvenus. Ils doivent se contenter d’observer les frappes d’artillerie depuis une colline en dehors de la ville. Selon l’agence de presse étatique turque Anadolu, 20 civils ont été tués et plus de 200 autres blessés par les obus qui ont frappé la Turquie. Côté syrien, 70 civils seraient morts d’après l’Observatoire syrien des droits de l’homme et 160 000 auraient fui les combats selon l’ONU.