Des hommes soupçonnés d’être membres de l’EI, aux mains des Kurdes lors de la chute d’Al-Baghouz, en Syrie, le 22 février. Photo Bulent Kilic. AFP
Des hommes soupçonnés d’être membres de l’EI, aux mains des Kurdes lors de la chute d’Al-Baghouz, en Syrie, le 27 février. Photo Bulent Kilic. AFP
Libération | Par Wilson Fache avec Inés Daï | 23/10/2019f
Depuis le début de l’offensive turque, les Kurdes syriens fuient en nombre vers l’Irak. Sur place, on craint que des membres de l’Etat islamique évadés des camps ne se trouvent parmi eux : leur sort n’a toujours pas été tranché par les Européens.
La frontière irako-syrienne est invisible dans la nuit sans lune. On la devine à la crainte qu’elle suscite. «Ce n’est plus une frontière mais une ligne de front», prévient le major Sardar Saleh, un combattant kurde irakien qui est aussi docteur dans un petit dispensaire perdu à l’intersection de la Syrie, de l’Irak et de la Turquie, non loin du Tigre qui serpente dans la plaine d’herbes sèches. Dans son bureau, Sardar Saleh et ses hommes enchaînent les cigarettes, le regard verrouillé sur les chaînes d’information qui diffusent en continu des images de la Syrie voisine. Blessés et réfugiés se succèdent sur le petit écran depuis le début, le 9 octobre, de l’offensive militaire turque contre les forces kurdes syriennes.
Mais ce ne sont pas les Turcs que le major Saleh craint. Le chaos voisin a ressuscité le spectre d’un autre ennemi : l’Etat islamique. Ils sont des milliers de jihadistes à être actuellement détenus dans le Kurdistan syrien. Or, depuis plus d’une semaine, les nouvelles d’évasions se multiplient. Sans compter les nombreuses cellules dormantes dont chaque réveil s’écrit dans le sang. Comme à Qamichli, principale ville du Kurdistan syrien, où l’organisation terroriste a revendiqué un attentat meurtrier à la voiture piégée, le 11 octobre, contre un restaurant populaire.
Depuis quelques jours, des centaines de réfugiés kurdes syriens traversent clandestinement la frontière pour trouver refuge ici, au Kurdistan irakien. Les peshmergas (les combattants kurdes irakiens), visiblement fébriles, disent craindre une infiltration d’éléments de l’EI via les mêmes points de passage, ou plus au sud, dans la région de Rabia. «Nous vérifions chaque nouveau venu méticuleusement pour être certains que ce ne sont pas des jihadistes», explique le major Saleh, interrompu par un coup de tonnerre. Les éclairs orange se succèdent à une cadence infernale ; les bourrasques murmurent l’arrivée d’une tempête qui ne dit pas encore son nom. «La situation est tellement complexe en ce moment. Il est certain que Daech va en profiter pour revenir.»
Dimanche, le Pentagone a annoncé que le millier de soldats américains jusque-là en poste en Syrie serait finalement redéployé dans l’ouest de l’Irak, contrairement aux dires du président Donald Trump qui promettait un «retour à la maison». Le but annoncé : continuer les opérations anti-EI. «Notre mission a été sapée par l’incursion turque mais nous continuons notre combat», insiste le colonel Myles B. Caggins III, porte-parole de la coalition. Le gouvernement irakien a également déclaré avoir déployé davantage de troupes à sa frontière avec la Syrie, craignant que des jihadistes puissent s’y faufiler à la faveur du chaos créé par l’invasion turque. «Il y a [dans le Kurdistan syrien] 13 000 membres de l’EI [emprisonnés], pour la plupart d’éminents dirigeants, de différentes nationalités, aguerris et expérimentés au combat, et ils pourraient représenter un grave danger pour l’Irak», déclarait le 15 octobre le porte-parole du ministère de la Défense irakien à une chaîne de télévision locale.
Le dossier des combattants français détenus en Syrie était un casse-tête, il est devenu, depuis le lancement de l’opération turque «Source de paix», un cauchemar. «On se réveille un peu tard, admet un responsable militaire européen actif au Moyen-Orient. On doit trouver une solution, ce n’est plus tenable. On discute beaucoup mais les politiques ont peur. Toutefois, les prisons ne sont pas encore vides, et le camp d’Al-Hol est toujours sécurisé par les Kurdes. Pour le moment.»
Entre 2 000 et 3 000 combattants étrangers, dont environ 800 Européens - sans compter les milliers d’épouses et d’enfants - seraient détenus dans le Nord-Est syrien depuis la fin officielle de la guerre avec la reconquête en mars d’Al-Baghouz, dernière parcelle de territoire qui était encore sous contrôle de l’EI. Parmi ce contingent de prisonniers se trouveraient 60 jihadistes français et leurs épouses. Que faire d’eux alors que le Kurdistan syrien subit un assaut d’Ankara, un redéploiement du régime de Damas et le retrait des Américains ?
Dans les camps du Nord-Est syrien, où des centaines de femmes et d’enfants liés au «califat» sont jusqu’ici retenus par les forces kurdes, certaines jubilent tandis que d’autres sont prises de panique. Les tentatives d’évasion sont quotidiennes, et l’EI a revendiqué avoir récupéré des femmes et des enfants après que le camp d’Aïn Issa s’est en partie vidé. Contactées par Libération, plusieurs Françaises et Européennes disent «préparer leurs valises». La plupart de ces femmes sont parfaitement au fait de l’opposition de leur pays d’origine à leur rapatriement. Mais l’avancée de la Turquie et de ses supplétifs islamistes leur donne espoir.
«Nous souhaitons que les Turcs nous récupèrent car nous savons qu’une fois [en Turquie], nous pouvons être renvoyées avec nos enfants vers notre pays d’origine», explique par messages électroniques une Belge. Ses codétenues françaises espèrent pouvoir bénéficier du «protocole Cazeneuve», un accord de coopération policière dans la lutte antiterroriste qui, depuis sa signature en 2014 entre Paris et Ankara, permet le rapatriement de jihadistes et de leurs enfants présents sur le territoire turc. «Ici, au camp de Roj, tout le monde attend la Turquie, renchérit une Française de Daech. Il y a des filles qui rêvent même de prison en France !»
Surtout, toutes disent craindre l’hypothétique arrivée de Damas qui, en vertu de l’accord passé avec les autorités kurdes le 13 octobre, a commencé à redéployer ses forces afin de contrer l’offensive turque. «Plutôt fuir ou mourir que de tomber aux mains de Bachar [al-Assad]», assurent-elles en chœur. Et pour cause : viols, actes de torture et exécutions sommaires de masse ont été largement documentés dans les geôles syriennes.
La perspective de voir leurs ressortissants, femmes et hommes, tomber aux mains de Damas donne également des sueurs froides aux chancelleries occidentales, craignant qu’Al-Assad puisse les utiliser comme levier politique, alors que la plupart des gouvernements européens perçoivent son pouvoir comme illégitime. Le régime a aussi la fâcheuse habitude de «militariser» les éléments les plus radicaux. Soit en les relâchant, comme lors de l’amnistie de 2011 où des islamistes fraîchement libérés avaient pu partir phagocyter la révolution naissante. Soit en les envoyant lutter contre ses ennemis, comme aux débuts de l’invasion américaine de l’Irak, en 2003. Les combattants de la région transitaient alors par la Syrie, avec la bénédiction de Damas, avant de partir faire le jihad contre les troupes de la coalition.
«C’est aux politiques de faire leur évaluation de risques : est-il plus dangereux de rapatrier leurs ressortissants ou de peut-être les voir tomber aux mains de Damas ?» se demandait dès cet été un haut fonctionnaire européen. Le casse-tête de la présence de jihadistes occidentaux en Syrie est surtout dû au refus catégorique de leurs gouvernements respectifs de les rapatrier. Les responsables craignent les foudres de l’opinion publique, mais aussi qu’un combattant de l’EI rapatrié ne purge que quelques années de prison - faute de preuves concrètes permettant de le juger pour les crimes les plus graves qu’il aurait commis - et représente une menace une fois remis en liberté.
Entre le rapatriement ou l’abandon, la France planche sur une troisième voie : un transfert de ses ressortissants vers l’Irak. Le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a fait savoir la semaine dernière, lors d’une visite à Bagdad et à Erbil, qu’il travaillait avec les autorités du pays à une coopération «judiciaire» et «pénitentiaire» pour juger en Irak les jihadistes français actuellement détenus en Syrie. D’autres pays européens plancheraient sur un mécanisme similaire, mais les modalités de cette opération complexe restent à déterminer. «D’un point de vue légal, c’est extrêmement compliqué. De tels transferts ne pourraient pas être menés par les Européens eux-mêmes. Ce scénario, présenté par certains comme préférable, est en réalité plus compliqué à mettre en œuvre qu’une opération de rapatriement vers l’Europe», estime Thomas Renard, chercheur à l’Institut Egmont, un think tank belge spécialisé dans les relations internationales.
Les défenseurs des droits de l’homme affirment qu’en l’absence d’assurances diplomatiques crédibles, un tel transfert de prisonniers pourrait être illégal en raison du recours systématique de l’Irak à la torture, de l’absence de procès équitables, et du fait que les combattants hommes sont presque toujours condamnés à mort.
«Au vu des nombreuses incertitudes liées aux développements des derniers jours - celles liées à la légalité de ces transferts et aux conditions de leurs mises en œuvre -, je demeure persuadée qu’à court terme la seule option qui ne soulève pas de violations des obligations internationales est le rapatriement vers la France», martèle Agnès Callamard, rapporteure spéciale des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires. Et ceci afin que les membres présumés de Daech soient jugés dans des conditions qui respectent le droit international, y compris le droit de leurs victimes présumées.»
Cet été, l’experte onusienne avait déjà épinglé la France pour sa possible implication dans le transfert «illégal», de Syrie vers l’Irak, au début de l’année, d’onze jihadistes français. Ils avaient ensuite tous été condamnés à mort par pendaison à l’issue de procès qui n’avaient duré que quelques minutes. «Le dossier des combattants étrangers est un test pour nos démocraties, estime la rapporteure. Pour l’instant, nous échouons lamentablement à respecter nos propres standards.»