Cérémonie funéraire en hommage à la militante kurde Havrin Khalaf et son chauffeur, tous deux assassinés, au cimetière de Derik (Syrie), le 13 octobre. LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »
lemonde.fr | Alain Frachon (éditorialiste au « Monde ») | Le 2 novembre 2019
En se félicitant de la mort d’Abou Bakr Al-Baghdadi, le président américain veut faire oublier qu’il a livré les Kurdes à la Turquie et aux exactions des supplétifs arabes syriens d’Ankara, écrit, dans sa chronique, Alain Frachon, éditorialiste au « Monde ».
Chronique. Donald Trump table sur son succès contre l’organisation Etat islamique (EI) pour faire passer sa trahison des Kurdes. Le procédé est gros – « énorme », dirait-il. Mais il ne gommera pas cette vérité : sans les Kurdes, le chef de l’EI, Abou Bakr Al-Baghdadi, n’aurait pas été localisé. La joie enfantine manifestée par le président américain, dimanche 27 octobre, annonçant l’élimination du « calife » autoproclamé, n’en était que plus indécente.
Trump se trompe. La mort du fondateur de l’EI ne nous fera rien oublier. Ni le retrait des troupes américaines du Kurdistan de Syrie. Ni le feu vert donné à la Turquie pour occuper cette région. Ni le martyre de la jeune militante kurde Havrin Khalaf, devenue l’image iconique de ces événements.
L’opération réussie des forces spéciales américaines contre l’EI souligne deux choses : l’inconséquence stratégique de Trump et son ingratitude à l’égard de ses seuls alliés en Syrie. « Les Kurdes de Syrie et d’Irak, dit un responsable américain cité par le New York Times, ont fourni plus de renseignements pour ce raid qu’aucun pays en particulier. »
La séquence est connue. Le 6 octobre, le président américain rapatrie ses troupes de Syrie, celles qui collaboraient avec les forces kurdes locales – la milice YPG. Il autorise son homologue turc, Recep Tayyip Erdogan, à s’emparer du nord-est de la Syrie. L’invasion commence le 9 : l’armée d’Ankara et ses supplétifs arabes syriens prennent le contrôle, en territoire syrien, d’une bande d’une trentaine de kilomètres de profondeur le long de la frontière entre les deux pays.
Une soldatesque de ruffians
C’est la fin de la coopération entre les Etats-Unis et les Kurdes de Syrie – une coopération dont le raid contre le chef de l’EI a, a posteriori, montré l’importance. C’est le début d’une occupation turque du pays kurde syrien dont l’assassinat d’Havrin Khalaf est le symbole.
Ce crime raconte, à lui tout seul, le sort qui est réservé aux Kurdes de Syrie. Après un barrage d’artillerie, l’armée turque fait donner ses chars, puis cède le terrain à ses supplétifs. Le mot rend mal compte de ce que sont ces bandes armées – la plupart du temps gangsters ou djihadistes ou les deux à la fois, Arabes sunnites syriens détestant les Kurdes et les chrétiens, anciennes recrues de la branche locale d’Al Qaida, voire de l’EI, passées au service de l’armée turque. « Ils constituent le pire du pire », confie un proche du Pentagone au New York Times.
Leurs vidéos, fièrement postées sur les réseaux sociaux, montrent des hommes barbus, cheveux longs, vociférant les mêmes slogans que l’EI : ils vont « décapiter les infidèles » ; ils promettent l’esclavage aux chrétiens locaux, arméniens ou syriaques ; les Kurdes sont traités de « traîtres » et de « porcs ».
Voilà la soldatesque de ruffians, chargée par un pays membre de l’OTAN de patrouiller pour son compte dans des territoires souvent, mais pas toujours, majoritairement kurdes depuis des lustres. L’intervention de patrouilles russo-turques et de l’armée régulière syrienne – appelée au secours par les Kurdes – changera-t-elle cette réalité ?
130 000 malheureux jetés sur les routes
Le 12 octobre, Havrin Khalaf, ingénieure, 35 ans, militante politique, et son chauffeur circulent sur la route dite « M4 », non loin de la localité de Derik. La formation d’Havrin Khalaf est dans la mouvance de la milice kurde YPG – celle qui a facilité le raid contre le chef de l’EI. La voiture de la jeune femme est arrêtée à un barrage d’une de ces bandes de supplétifs de l’armée turque. Ils tuent le chauffeur. Ils tirent la jeune femme hors de la voiture, lui arrachant les cheveux, ils lui brisent les jambes, puis lui démolissent les os du visage à coups de crosse avant d’ouvrir le feu à bout portant sur le corps en sang qui gît à leurs pieds (Le Monde du 15 octobre).
Ce crime s’inscrit dans la logique des missions confiées aux supplétifs islamistes : éliminer la direction politico-militaire kurde. Havrin Khalaf était connue dans tout le Nord-Est syrien, où elle s’attachait à apaiser les relations entre Kurdes et Arabes.
On ne pourra pas dire qu’on ne savait pas. Depuis mars 2018, l’armée turque occupe au sud de cette région le canton et la ville d’Afrin, majoritairement kurdes. Les lieux ont été livrés aux bandes djihadistes – disposant visiblement d’un droit au butin. Les hordes miliciennes ont volé des maisons et pillé nombre de commerces kurdes. Elles ont enlevé contre rançon et procédé à des exécutions sommaires. La population kurde a fui – soit 130 000 malheureux jetés sur les routes.
« Dékurdiser »
Mission accomplie puisqu’il s’agit, aussi, de « dékurdiser » la bande frontalière avec la Turquie. La propagande d’Ankara jure que l’opération ne vise que l’appareil politico-militaire du parti kurde local – intimement lié aux autonomistes kurdes de Turquie du PKK, en guerre contre l’Etat turc et que l’Europe qualifie de terroriste.
Que veut Erdogan ? Faire de la place pour installer en zone ainsi « libérée » quelques centaines de milliers des réfugiés syriens en Turquie ? Le projet peut séduire une partie de l’opinion turque : l’économie va mal, et ces réfugiés syriens jouent, parfois, le rôle de boucs émissaires. Ou, plus simplement, après nombre d’échecs électoraux, rassembler l’opinion dans une aventure guerrière et nationaliste ?
Opérant dans des secteurs qui étaient parfois majoritairement arabes, les Kurdes de Syrie n’ont pas été irréprochables. Mais sans les Havrin Khalaf, sans ces YPG qui, les premiers, infligèrent une défaite à l’EI, à Kobané, avant de chasser Al-Baghdadi de sa « capitale » syrienne, Rakka ; sans eux qui sauvèrent les Yézidis ; sans eux qui eurent 11 000 tués dans ces combats, Trump ne célébrerait pas sa « victoire » sur l’EI. Il remercie les Kurdes à sa façon : en les livrant à d’autres djihadistes.