Un immeuble carbonisé à la suite des manifestations à Karaj, près de Téhéran, le 18 novembre.
MASOUME ALIAKBAR / AP
Lemonde.fr | Ghazal Golshiri
Déclenché contre la hausse des prix de l’essence annoncée sans préavis par le gouvernement, le mouvement de protestation a pris très vite une tournure politique.
Alors que la contestation fait rage dans tout le pays et que les morts de la répression pourraient se compter par centaines, les voix venant d’Iran se font très rares. Malgré le blocage presque total d’Internet, une mesure inédite imposée par les autorités, certaines d’entre elles parviennent malgré tout à se faire entendre.
« Un, deux, trois, on essaie. Vous entendez notre voix de la Corée du Nord », a ainsi tweeté le propriétaire iranien d’un compte au nom de Ghaffar, ironisant sur la chape de plomb qui s’est abattue sur l’Iran. Depuis le 15 novembre, le pays est le théâtre d’un mouvement massif de protestation et d’une répression brutale qui se déroule presque à huis clos.
Déclenché contre la hausse des prix de l’essence annoncée sans préavis par le gouvernement dans la nuit du 14 au 15 novembre, le mouvement a très rapidement pris une tournure politique, allant jusqu’à contester la légitimité même de la République islamique. Selon l’organisation Amnesty International, la répression a déjà fait au moins 106 victimes dans vingt et une villes iraniennes. Les autorités, qui n’ont, pour le moment, parlé que de la mort de quatre membres des forces de l’ordre, se bornent à dénoncer un complot de l’étranger. En absence d’Internet, et alors que les médias du pays sont tenus de ne pas couvrir les événements si ce n’est pour dénoncer les saccages des émeutiers ou pour relayer les déclarations officielles, tout laisse à penser que le bilan des victimes va s’alourdir.
« Un sentiment d’humiliation »
Malgré l’importance des événements en cours en Iran, les informations parviennent par bribes de l’intérieur du pays, avec un nombre très limité de vidéos, de photos, de récits relayés par des internautes ingénieux qui arrivent, avec peine, à contourner le blocage d’Internet. Le Monde a pu joindre certains d’entre eux qui témoignent de l’atmosphère de terreur et d’incertitude dans laquelle le pays est désormais plongé.
« Il y a, depuis l’annonce sur l’essence, un vrai sentiment d’humiliation. Je le vois chez tout le monde, explique, par le biais d’une messagerie cryptée, un journaliste iranien connu pour son indépendance. Un ami m’a raconté, avec beaucoup d’enthousiasme, comment, avec d’autres manifestants, ils ont bloqué la route. Il a été profondément content d’avoir pu amener chez lui une pièce arrachée à la pompe d’une station-service que les manifestants avaient attaquée. » Chez ce protestataire, comme chez d’autres, d’après le journaliste, s’exprimait la colère de voir Téhéran utiliser l’argent public au profit de ses projets de domination en Irak et sur la scène palestinienne alors que les Iraniens « ordinaires » souffrent.
Depuis le retrait unilatéral des Etats-Unis de l’accord sur le nucléaire et le retour des sanctions, l’économie iranienne, déjà affaiblie par une mauvaise gestion et une corruption endémique, est au plus mal. La hausse des prix à la pompe visait à renflouer des caisses publiques désormais vides. Elle a servi d’étincelle à un mouvement social qui couvait.
« Banques incendiées »
Malgré les assurances données par les autorités iraniennes selon lesquelles une aide supplémentaire serait versée à un nombre important de foyers modestes, les Iraniens craignent une dégradation de leur pouvoir d’achat. « Nous n’avons pas de voiture mais mon père est allé manifester parce qu’il s’est dit inquiet que le prix de toutes les denrées triple », explique Sima [tous les noms ont été modifiés], 35 ans, fille d’un chauffeur de camion aujourd’hui à la retraite. Jointe par téléphone, elle raconte que son père a été blessé par balle à la jambe lors d’une manifestation, samedi, à Malard, une ville ouvrière des environs de Téhéran. Leur famille de trois personnes ne gagne que 3 millions de tomans (230 euros) par mois, alors que le seuil de pauvreté est fixé 260 euros.
En Iran même, les informations indépendantes sur les manifestations ne circulent que de bouche à oreille, ou par téléphone et SMS. « Dimanche, je pensais que les manifestations étaient finies, mais, en traversant l’est de la capitale, j’ai vu un nombre incalculable de banques incendiées la veille. Même à Téhéran, on ignore ce qui se passe vraiment », indique au Monde un étudiant par messagerie cryptée.
Il confirme avoir vu, mardi soir, un nombre très important de membres des forces de sécurité en civil stationnant devant l’université de la ville. La veille, une vidéo, filmée par un téléphone portable à l’intérieur de la cour de l’établissement, montrait des étudiants prenant des policiers à partie. La voix masculine de celui qui enregistre la vidéo précise : « L’université de Téhéran, le 18 novembre. Nous sommes bloqués. Nous ne pouvons pas sortir. » La foule crie : « A bas le dictateur ! » Mardi, sur Twitter, certains étudiants ont relayé l’arrestation d’entre vingt et cinquante de leurs camarades survenue la veille. Parmi eux se trouvait l’étudiante syndicaliste Soha Mortezai.
Dans un discours télévisé mardi soir, le guide suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, a affirmé que « l’ennemi » avait été repoussé dans le pays. La répression sans merci orchestrée par le pouvoir, alliée à la coupure inédite d’Internet, a fait basculer de nombreux électeurs du président Hassan Rohani, issus de la classe moyenne, qui avaient préféré ne pas rejoindre la vague de contestation contre la cherté de la vie et le blocage politique lancée par les classes populaires fin 2017 et début 2018. A l’époque, ils accordaient encore leur confiance au président iranien et à sa politique de détente. Le ton est désormais différent.
Sur Twitter, depuis Téhéran, l’entrepreneur Farzad a condamné le pouvoir en place : « M. Rohani ! Les oubliés n’oublient jamais leurs pairs, surtout que nous avons été trompés par vos slogans de campagne, parlant de l’espoir et de la bonne gestion. » Javad, un autre internaute, estime, sur la même plate-forme, que la violence des manifestants a été inévitable : « Si vous voyez de la violence exprimée de la part du peuple, cela a été imposé par l’Etat. Quel autre choix avaient les gens ? Peuvent-ils avoir des syndicats ou une élection libre ? »
La violence des manifestations ne fait toutefois pas l’unanimité. « J’ai peur d’une guerre civile », affirme Sara, téhéranaise de 35 ans, qui craint la présence d’éléments provocateurs qui infiltrent les manifestations pour œuvrer à un renversement du régime. « Qui sont ces gens qui attaquent les gendarmeries et les caméras de circulation ? En 2009, nous ne faisions pas cela », continue celle qui a participé, cette année-là, avec beaucoup d’autres Iraniens de la classe moyenne, au mouvement de contestation contre la réélection de l’ancien président ultraconservateur, Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013).
Dans l’incertitude et la violence, les Iraniens ont déjà commencé à enterrer les premières victimes des forces de l’ordre tandis que l’ONU a dit, mardi, craindre que « des dizaines » de personnes aient été tuées lors des manifestations. Selon Amnesty International, Téhéran masque les traces de la répression. D’après cette même organisation, les forces de sécurité confisqueraient les cadavres des morgues, enlèveraient les blessés dans les hôpitaux. Certaines familles parviennent toutefois à récupérer leurs morts. Plus rares encore sont celles qui peuvent l’annoncer. Le journaliste iranien Javad Heydarian, lapidaire, a eu le courage de braver le risque en confirmant la mort de son cousin, tué dans les manifestations. « Le corps de Farzan Ansari a été rendu à sa famille. Il sera enterré aujourd’hui à Behbahan [province du Khouzistan] », a-t-il écrit sur Twitter mardi, à 13 h 46, heure de Téhéran.