Photo : Ahmet Altan après sa sortie de prison, quelques jours avant d’être de nouveau arrêté, à Istanbul le 4 novembre. BULENT KILIC / AFP
lemonde.fr | Ahmet Altan (journaliste et écrivain turc) | le 21 novembre 2019
Tribune
Libéré le 4 novembre, l’écrivain et journaliste turc a été de nouveau arrêté et renvoyé en prison le 12 novembre. Dans cette tribune écrite au cours de cette brève sortie, il dénonce le nationalisme d’Ankara qui enferme les voix discordantes.
Tribune. En prison, les rencontres avec les avocats ont lieu dans des cubes en verre alignés trois par trois. Lors de l’un de ces entretiens avec mon conseil, j’avais, dans le cube à ma gauche, un tueur en série, dans celui de droite, un chef mafieux ; le genre de personnages que vous pourriez croiser dans n’importe quelle prison du monde.
Il me semble en revanche que pour tomber sur la trinité tueur en série-romancier-chef mafieux, il faut aller dans certains pays en particulier. On pourra évidemment remplacer le romancier par un avocat de gauche, un homme ou une femme politique kurde, un journaliste religieux, un ouvrier ayant des responsabilités syndicales, voire un étudiant révolutionnaire. Tous ont légitimement leur place dans l’étonnante trinité ainsi formée. Tous sont emprisonnés dans le même genre de pays.
« Notre » prison comptait un certain nombre de chefs mafieux, que je rencontrais lors des visites de nos avocats ou dans la queue pour aller à l’infirmerie et que je saluais brièvement en m’éloignant. D’ailleurs, tout le monde se salue en prison. Certains ont commis le crime de tuer un homme, d’autres celui d’écrire un texte ; enfin nous nous retrouvons tous au même endroit pour partager ce même destin d’être rejetés hors de la vie ; personne n’évite donc le salut de l’autre. Il n’y a que le tueur en série que je n’ai jamais vu être salué par personne. Il faut dire que lui-même ne nous jetait pas un regard.
Mon père me disait souvent que les gens, d’ordinaire, ne s’intéressaient pas à la littérature carcérale et, à quelques exceptions près, la remarque est vraie ; néanmoins, lorsqu’un romancier est arrêté au motif d’avoir envoyé « un message subliminal » à des putschistes et est condamné à la réclusion à perpétuité, puis en seconde instance à dix ans et demi de prison ferme, parce qu’il est accusé d’avoir apporté son soutien à un coup d’Etat militaire, un certain intérêt se manifeste dans l’opinion.
Compétition terrifiante
Après avoir passé trois ans en prison, je suis sorti à l’« extérieur ». Et quand j’ai analysé ce que j’ai vécu, les réactions, les discours et tous les arguments entendus lors de ces quelques jours passés dehors, j’ai été envahi par le sentiment que la vie pouvait être un asile d’aliénés doublé d’une prison.
Comme si une étrange idéologie aux multiples facettes avait pris le contrôle de l’« extérieur », et qu’une sorte de folie d’un niveau extrêmement médiocre s’était emparée du corps social.
La « hiérarchie » intellectuelle de la société était mise sens dessus dessous, les plus imbéciles et les moins talentueux des individus semblaient les seuls à avoir le droit de s’exprimer. L’intelligence, le talent, le savoir, la création étaient humiliés, et l’une des questions les plus affreuses que puisse imaginer l’humanité : « Combien aimes-tu ta patrie ? », se faisait une place dans le cœur de chacun. Tout le monde aimait sa patrie, l’aimait à la folie, l’aimait jusqu’à la mort, la preuve étant qu’ils le braillaient tous à qui mieux mieux. Quant à savoir qui aimait le plus sa patrie, le pouvoir en décidait.
La « patrie » n’a que faire de l’écrivain, elle veut du soldat. Des soldats qui ne posent pas de questions, qui ne protestent pas, qui obéissent.
Dans cette compétition terrifiante, ceux qui refusent de perdre la tête et la raison n’ont pas leur place. Toute protestation rationnellement fondée, toute foi en la justice et l’existence des droits de l’homme suffisait à vous mettre hors jeu. On méprisait la littérature, on méprisait le talent, on méprisait la création, on méprisait la vie, on glorifiait la mort, on glorifiait l’ignorance, on glorifiait l’allégeance au pouvoir.
L’aspect le plus effrayant de ce phénomène étant qu’il avait désormais pris une ampleur internationale. Dans bon nombre de pays, la folie était galopante. A mesure que baissaient le niveau intellectuel et l’intelligence même, la soif de vengeance, l’hostilité et la violence augmentaient. Ecrivains, artistes, scientifiques, intellectuels, tous étaient refoulés par la masse des chemises noires. La « patrie » n’a que faire de l’écrivain, elle veut du soldat. Des soldats qui ne posent pas de questions, qui ne protestent pas, qui obéissent.
Accès de folie périodiques
Cette situation lamentable, certains expliquent qu’elle est liée à la frustration et à la colère provoquées par l’incapacité de s’adapter aux évolutions technologiques, ainsi qu’aux questions de développement économique, à la peur que suscite la nouvelle ère qui commence, et il se peut qu’ils aient raison.
Mais, pour ma part, je pense que l’humanité est un corps maniaco-dépressif périodiquement sujet à des accès de folie, et qui ne recouvre la santé qu’après avoir surmonté ces attaques. Et c’est à travers de telles crises qu’elle essaie de résoudre sa contradiction fondamentale, qui est que cohabitent, dans le même organisme, l’intelligence la plus extraordinaire et des stupidités sans nom du genre du « nationalisme ».
Les nationalistes des quatre coins du monde se ressemblent aussi peu entre eux que les écrivains des quatre coins du même monde. Tous proclament que leur nation est la meilleure, et aucun ne se pose la question de savoir comment parmi tant de nations, une seule pourrait bien être « la meilleure ». Ne pas se poser cette question me semble être le point de départ de la bêtise commune.
En tant qu’écrivain plus âgé que la plupart de mes lecteurs, je puis m’appuyer sur mon expérience pour dire que le seul antidote à la folie furieuse du nationalisme, c’est d’adopter une attitude encore plus déterminée. Il faut que tous ceux que cette folie du nationalisme écœure fassent front commun afin de clamer haut et fort, chacun dans son pays respectif, que le nationalisme est le plus grand poison de l’humanité, et que si elles en boivent, toutes les sociétés y succomberont.
Telle une tache d’huile, le nationalisme s’est répandu dans le monde entier. Et derrière la question de l’« amour de la patrie », ce sont la médiocrité, l’injustice, la haine, l’animosité et la pauvreté qui se cachent.
« Il est encore temps »
Les nationalistes sont partout. Dans certains pays, ils vous posent cette question avec force et détermination, dans d’autres ils attendent l’heure de pouvoir enfin vous la poser entre quatre yeux. Le nationalisme s’étend sur tous les pays comme un nuage radioactif de plus en plus massif.
Je me souviens avoir vu un film intitulé Le Dernier Rivage [de Stanley Kramer, 1959], qui raconte l’histoire d’un groupe d’hommes qui attendent, réfugiés sur une plage, d’être atteints par les radiations mortelles d’une explosion atomique. Sur ce rivage, ils ont planté une pancarte où est écrit : « Il est encore temps… » A la fin du film, tout le monde est mort, ne reste que la pancarte.
Regardez autour de vous, vous verrez de ces pancartes. « Il est encore temps. » Combien de temps encore ? Si les écrivains, les artistes, les intellectuels, les savants et surtout les juristes ne se révoltent pas comme un seul homme, tant qu’« il est encore temps », contre l’offensive de ce lumpen-nationalisme, ses radiations atteindront toutes les plages, et il ne restera sur cette terre plus un seul lieu où vivre sain et sauf.
Dans tous les pays du monde, il y a des cubes en verre. Dans l’un, on trouvera un tueur en série, dans l’autre, un chef mafieux. Mais regardez le cube du milieu. Et demandez-vous quelle est la voie à suivre pour ne jamais y voir un écrivain. Car il est des périodes où ce ne sont plus seulement les écrivains qu’on y enferme, mais n’importe quel individu honnête qui se dresse contre le nationalisme.
Les intellectuels et le public français, comme tant d’autres ailleurs dans le monde, m’ont apporté une aide et un soutien précieux. Je tiens ici à les remercier, ainsi qu’à nous rappeler encore une fois ce qu’il est nécessaire d’accomplir afin de pouvoir se dispenser d’une telle aide et d’un tel soutien. Il est encore temps. Faisons-en bon usage. Afin qu’il ne reste pas de nous qu’une seule pancarte sur un rivage désert.
(Traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes.)
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(*) Ahmet Altan, journaliste et écrivain, a notamment écrit « Je ne reverrai plus jamais le monde » (Actes Sud, 224 pages, 18,50 €)