Des sympathisants du Parti démocratique des peuples (HDP, gauche prokurde) lors d’un rassemblement de soutien aux étudiants de l’université du Bosphore, à Istanbul, en Turquie, le 4 février 2021. UMIT BEKTAS / REUTERS
Des partisans de Selahattin Demirtas, fondateur du Parti démocratique des peuples (HDP, gauche prokurde), emprisonné depuis 2016, devant le palais de justice d’Istanbul, le 3 février 2021. MURAD SEZER / REUTERS
lemonde.fr | Par Marie Jégo (Istanbul, correspondante) | le 26 février 2021
Le gouvernement islamo-conservateur a demandé au Parlement de lever l’immunité de vingt-cinq députés du Parti démocratique des peuples.
Le ministère turc de la justice a demandé au Parlement, jeudi 25 février, de lever l’immunité parlementaire de vingt-cinq députés de l’opposition, visés par des enquêtes judiciaires. Parmi eux figurent vingt élus du Parti démocratique des peuples (HDP, gauche prokurde), accusés de soutien au « terrorisme ». Dominé par le Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) du président Recep Tayyip Erdogan et ses alliés ultra-nationalistes, la Chambre devrait prendre sa décision dans les semaines à venir.
Le numéro un turc, qui est aussi le chef de l’AKP, n’a aucun doute sur l’issue du vote : « A l’Assemblée, les mains se lèveront immédiatement », a-t-il assuré mercredi lors d’une rencontre avec les élus de sa formation.
C’est un nouveau coup dur pour le HDP, la deuxième force d’opposition au Parlement, dont les militants, les cadres et les élus sont victimes d’une répression impitoyable de la part de la coalition islamo-nationaliste au pouvoir. Arrestations, lourdes condamnations, perquisitions, attaques sur les locaux du parti sont autant de coups portés à sa survie. Jusqu’ici, 59 maires de localités kurdes affiliés au HDP et élus démocratiquement lors des municipales de 2019 ont été destitués, arrêtés et remplacés par des administrateurs nommés par le pouvoir.
Fort de 58 députés au Parlement depuis les élections législatives de juin 2018, le HDP a déjà perdu une dizaine d’élus, aujourd’hui emprisonnés, dont Selahattin Demirtas, son fondateur. Ecroué depuis 2016, cet avocat risque cent quarante-deux ans de prison dans le cadre de procédures judiciaires iniques. On lui reproche par exemple d’avoir prononcé le mot « Kurdistan » dans un discours prononcé il y a sept ans. Sa détention provisoire a été dénoncée par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), qui réclame sa libération.
Versions divergentes sur la mort d’otages turcs
Visiblement, tous les prétextes sont bons pour faire taire le parti de la gauche prokurde. Récemment, le parquet d’Ankara a réclamé la levée de l’immunité parlementaire de neuf élus du HDP, accusés d’avoir « provoqué » les violentes manifestations qui avaient éclaté à travers le pays en octobre 2014, faisant une cinquantaine de morts. A l’époque, les manifestants s’étaient élevés contre l’inaction des autorités turques face au calvaire enduré par Kobané, une ville syrienne en majorité peuplée de Kurdes, alors encerclée et pilonnée par les djihadistes de l’organisation Etat islamique (EI).
La mort récente, en Irak, de treize otages turcs, des militaires, des policiers et des agents des services, détenus depuis des années par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), un mouvement armé autonomiste en guerre contre Ankara, a remis de l’huile sur le feu. Selon Ankara, les otages ont été exécutés par le PKK lors d’une opération de sauvetage qui a mal tourné. Le HDP avance une autre version, à savoir que les captifs ont péri sous les bombardements de l’aviation turque, soit 41 bombardiers déployés dans la zone des combats, au nord-est de Dohouk, au nord de l’Irak.
Des sites prokurdes en Turquie ont publié des photographies du lieu lourdement bombardé. Des militants du HDP les ont ensuite relayées sur les réseaux sociaux pour contredire la version officielle livrée par Ankara.
Suite à cet événement, 718 militants et responsables du HDP ont été arrêtés à travers tout le pays, et le président Erdogan a promis d’intensifier sa campagne contre le parti prokurde, qu’il accuse d’être la vitrine politique du PKK. Devlet Bahçeli, son allié du Parti d’action nationaliste (MHP, extrême droite) n’a de cesse d’appeler à la fermeture du parti, « la jambe du PKK au Parlement »,qu’il faut « couper », selon lui.
« Maintenir l’apparence d’une démocratie »
Interdire le HDP, un parti légal, n’est pas sans risques – des manifestations de soutien pourraient embraser les régions majoritairement peuplées de Kurdes dans le sud-est du pays, tandis que le gouvernement serait une nouvelle fois critiqué à l’international pour ses manquements à l’Etat de droit. « Il n’y aura pas d’interdiction du HDP. La coalition au pouvoir veut un Parlement avec seulement deux ou trois députés du HDP, de façon à maintenir l’apparence d’une démocratie », estime Baris Yarkadas, un responsable du Parti républicain du peuple (CHP, opposition).
La semaine dernière, un tribunal a confirmé la condamnation à deux ans et six mois de prison du député du HDP Omer Faruk Gergerlioglu pour « apologie du terrorisme », ce qui ouvre la voie à son exclusion du Parlement. En cause, une phrase publiée par lui sur les réseaux sociaux il y a cinq ans. Membre de la commission des droits de l’homme du Parlement, ardent défenseur des libertés, M. Gergerlioglu a surtout tapé sur les nerfs du gouvernement lorsqu’il a dénoncé publiquement, en décembre 2020, les fouilles corporelles dégradantes infligées par la police turque aux prévenus et personnes appréhendées, surtout, visiblement, dans des affaires à connotation politique.
Ainsi, tout récemment, certains des étudiants contestataires de l’université du Bosphore ont subi des mises à nu, des fouilles corporelles poussées, des insultes et des coups au moment de leur garde à vue.
Ces révélations ont aussitôt été démenties par le ministre turc de l’intérieur, Süleyman Soylu. « La personne qui lance sans preuves une telle allégation sur la police est un vaurien, sans honneur, méprisable. Gergerlioglu est un terroriste », a déclaré M. Soylu.