Patrice Franceschi
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L’écrivain Patrice Franceschi revient du Kurdistan syrien et raconte, dans une tribune au « Monde », comment le président turc Erdogan utilise l’eau et sa raréfaction comme une arme de destruction du peuple kurde.
Tribune. Assoiffer et affamer les populations ennemies pour les anéantir est une méthode de guerre aussi vieille que la guerre elle-même. On croyait cependant cette façon de faire reléguée aux temps barbares d’avant les lois internationales modernes destinées à réguler les conflits – et surtout à protéger les civils – sous la vigilance attentive des Nations unies.
Face aux Kurdes, la Turquie démontre aujourd’hui qu’il n’en est rien. Elle se comporte comme on se comportait jadis. Dans sa volonté obsessionnelle d’en finir avec ces Kurdes qu’il méprise, Le président turc Erdogan utilise une arme terrifiante et oubliée qu’il avait jusque présent gardée en réserve – et dont la plupart des responsables occidentaux n’ont pas pris la mesure : l’eau.
Avec cette arme à l’énoncé anodin, Erdogan peut mener à bas bruit une guerre d’usure contre les civils kurdes, insidieuse, sans sensationnalisme et sans tirer un seul coup de fusil. Une guerre aussi silencieuse que dévastatrice par ses effets à long terme. Au sein du monde carnivore qui s’installe, la Turquie démontre ainsi qu’elle ne s’embarrasse d’aucun scrupule, ne respecte aucune règle commune et joue la politique du fait accompli chaque fois que son intérêt l’y pousse, persuadée que seuls comptent les rapports de force.
Mais qu’est-ce que la « guerre de l’eau », au juste ? La situation est la suivante : par les hasards de la géographie, les montagnes turques sont le « château d’eau » de cette région du Moyen-Orient. Le Tigre et l’Euphrate y naissent avant de s’en aller irriguer la Syrie et l’Irak – pays dans le nord desquels vivent les Kurdes. Sur ces deux fleuves mythiques et gigantesques, Ankara a bâti depuis longtemps toutes une série de barrages permettant de contrôler leurs débits. Ce sont ces « robinets » que les Turcs ferment graduellement depuis des mois. A 80 % en ce moment même.
Conséquence première : une terrible sécheresse artificielle s’est installée dans les plaines arables où vivent les Kurdes – ce fameux grenier à blé du Croissant fertile – et plus aucune irrigation correcte des cultures vivrières ne peut s’y faire. Conséquence deuxième : les prix des denrées alimentaires ne cessent de grimper, la société se fracture progressivement, dans une compétition nouvelle pour l’accès au peu d’eau disponible, la disette va menacer quand les récoltes ne seront plus que l’ombre d’elles-mêmes, et de plus en plus de Kurdes songent à immigrer massivement, dans un désespoir inexistant il y a encore quelques mois.
Conséquence troisième : le sinistre MIT, les services secrets turcs, dispose enfin d’éléments concrets pour attiser en sous-main la situation, afin de dresser le peuple contre ses dirigeants, puisque ces derniers sont de moins en moins capables de faire face à la situation, faute de moyens. On ne compte plus les manifestations de rue, comme les attaques dans la presse locale.
Soit dit en passant, nos diplomates, toujours aussi tournés vers Ankara, se limitent à faire remonter vers nos responsables le discrédit progressif de l’administration kurde, en se gardant bien d’en mentionner la cause. Ils feraient mieux de constater que cette dégradation de la situation permet une résurgence accrue des mouvements islamistes anti-occidentaux que les Kurdes ne pourront bientôt plus contenir comme auparavant. L’organisation Etat islamique ne cesse de reprendre du poil de la bête en profitant de la situation.
A l’heure du procès des attentats du Bataclan, nous ferions bien de prendre acte de cette situation pour réagir avant qu’il ne soit trop tard, une fois de plus. Car nos intérêts sécuritaires sont en jeu au Kurdistan face au terrorisme international. Mais ce n’est pas tout. Dans le même temps qu’ils ferment les robinets des grands fleuves, les Turcs réduisent de moitié le débit des stations de pompage d’eau douce dont ils se sont emparés sur le territoire syrien en octobre 2019.
On se souvient qu’à cette époque, de par la volonté aussi sotte qu’incompréhensible de Donald Trump, nous avons abandonné nos alliés kurdes entre les mains d’Ankara et de ses djihadistes, après les avoir utilisés avec succès dans notre guerre commune contre l’organisation Etat islamique. Quoi qu’il en soit de cette faute politique autant que morale, l’eau manque aujourd’hui aux Kurdes pour simplement boire, et pas seulement irriguer.
Le rationnement est une réalité dans plusieurs villes et les organisations humanitaires présentes sur place doivent ravitailler de nombreuses régions à l’aide de norias de camions-citernes. Cette pénurie provoque aussi un accroissement de toutes les maladies liées aux eaux insalubres. Je rentre du Kurdistan syrien. J’ai constaté tout ce que je viens d’écrire. Le désarroi est grand chez nos anciens alliés. Comme il ne l’a jamais été. Un désarroi proportionnel au silence absolu de la communauté internationale – si tant est qu’elle existe.
Aucun pays ne fait pression sur Erdogan pour l’obliger à lâcher prise et à ne plus s’en prendre aux civils de cette manière. Mais pourquoi s’en étonner ? Que s’est-il passé en 2020, quand, après enquête dûment documentée, les Nations unies ont officiellement condamné la Turquie et les djihadistes sous son obédience pour le nettoyage ethnique de la région kurde d’Afrin, qu’ils occupent militairement depuis janvier 2018, en violation de toutes les lois internationales ?
Une page dans les journaux le lendemain et puis plus rien. Que s’est-il passé, quelque temps plus tard, quand les mêmes Nations unies ont condamné tout aussi officiellement les islamistes de l’organisation Etat islamique – soutenus par la Turquie quand ça l’arrangeait – pour leur tentative de génocide des yézidies en 2014 ? Une page dans les journaux le lendemain et puis plus rien. Comment être surpris, dès lors, qu’Erdogan se sente pousser des ailes et, encouragé par nos renoncements successifs, tente d’aller toujours plus loin ?
Nos intérêts sécuritaires face au terrorisme islamique sont en jeu dans cette guerre de l’eau, par-delà son aspect moral. Pour tenter de servir à quelque chose, cette tribune doit se transformer ici en lettre ouverte au président de la République pour l’exhorter à agir. Son tropisme pour les Kurdes est connu.
Emmanuel Macron a été le seul chef d’Etat à les recevoir à plusieurs reprises à l’Elysée pour appuyer leur combat. C’est tout à son honneur. Il faut lui demander aujourd’hui de poursuivre son opposition aux visées expansionnistes d’Erdogan et de ses djihadistes en portant cette « guerre de l’eau » devant les instances internationales compétentes afin d’y mettre fin.
Ce qui est en jeu pour nous Français est tout aussi essentiel que pour les Kurdes.
Patrice Franceschi, écrivain et l’auteur de S’il n’en reste qu’une (Grasset, 2021)