De passage à Istanbul, l’écrivain Kemal Varol est un homme pressé. S’il dit apprécier la ville sur le Bosphore, ses cafés bondés, son agitation, il lui tarde de rentrer à Diyarbakir, la grande ville kurde du sud-est de la Turquie, où il enseigne la littérature et où il a toujours vécu. Son grand-père paternel était un dengbej, un chanteur épique kurde, son père récitait des poèmes aux accents du kaval, la flûte traditionnelle.
C’est dans cette région riche en musicalité et traumatisée par les conflits qu’il puise son inspiration, restituant dans ses livres, de façon sensible et poétique, le désespoir « des gens de l’Est ». Dans son roman Ouâf (Kontr, 2020), l’auteur décrit, à travers la narration d’un chien, la « sale guerre » des années 1990 entre l’armée turque et les rebelles armés du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
L’ouvrage expose les enjeux de la question kurde, toujours aussi problématique en Turquie, où il arrive que des individus soient condamnés à des peines de prison pour avoir chanté en kurde ou pour avoir osé prononcer le mot « Kurdistan ». Ouâf, c’est l’histoire de Mikasa, un chien errant, mal-aimé, renié par sa mère, incapable de lever des femelles, raillé par les soldats, qui le soupçonnent d’être homosexuel, lequel se retrouve enrôlé de force par l’armée, formé au déminage.
Une tragédie pour le bâtard qui va perdre ses deux pattes arrière dans l’explosion d’une mine qu’il a omis de signaler. En réalité, Il l’a fait exprès, pour se venger. Il fallait que le chef de la contre-guérilla, le tortionnaire surnommé Turquoise, qui a éliminé la chienne Melsa, sa fiancée, s’approche de l’engin enfoui et soit tué. Mission accomplie.
« Prendre de la hauteur »
« J’ai voulu montrer ce que la guerre fait aux hommes et à la nature », explique Kemal Varol, rencontré dans un salon de thé de la place Taksim, sur la rive européenne d’Istanbul. Pour avoir « grandi dans cet environnement conflictuel », il en connaît tous les recoins. La difficulté consistait à trouver le juste milieu. « Choisir un camp, c’est facile. Essayer de comprendre ce qui se passe est beaucoup plus ardu », précise-t-il de sa voix grave. Le chien lui a permis « de prendre de la hauteur ».
L’idée de la narration canine lui est venue le jour où il a vu des soldats patrouiller avec un chien dans la rue. « L’expression mélancolique de l’animal m’a marqué. Un peu plus tard, j’ai appris que des chiens démineurs avaient été utilisés dans le conflit. » Son héros à quatre pattes est terriblement humain. Transi d’amour pour sa belle, amateur de joints et de cinéma, doté d’un certain humour, Mikasa est rebuté par l’ignominie des hommes, pris dans l’engrenage de la guerre. Une guerre qu’il décrit de loin et de façon glaçante.
Dans le cimetière où la meute des canidés trouve refuge pour dormir, « certaines nuits, des hommes à la moustache crochue habillés en civil mais avec des talkies-walkies à la main, venaient avec des pelleteuses de la mairie, creusaient de grands trous et y faisaient rouler en même temps quelques individus aux chaussures marron ». Enlèvements, tortures, exécutions sommaires étaient alors le lot quotidien dans les provinces du sud-est de la Turquie, marquées par les révoltes et la répression. De sa niche, située sur le territoire de la caserne, Mikasa assiste aux exactions.
« Jour et nuit, des cris s’élevèrent depuis le sous-sol. Ainsi que des odeurs de brûlé, de sang, d’urine et de merde. Et des supplications, des hurlements, des aveux. » Au beau milieu de la nuit, des cadavres de jeunes « aux corps couverts de plaies » furent ramenés du sous-sol pour être ensevelis à la sauvette. « Trois filles, huit garçons. Certains avaient hébergé des combattants, d’autres avaient participé aux manifestations. »
L’espoir a disparu
Toute ressemblance avec des personnages ou des situations ayant existé est fortuite. Le récit est une fiction. L’action se passe ainsi à Arkanya, une bourgade imaginaire, récurrente dans l’univers romanesque de Varol. La ville est située dans la partie orientale d’un pays tout aussi imaginaire, dont les habitants sont décrits comme « les gens de l’Est ». Ce refus de nommer les lieux et les acteurs donne une portée universelle au récit et par là même protège l’écrivain d’éventuelles poursuites dans un pays où la liberté s’arrête le plus souvent là où commence l’expression.
« J’ai voulu raconter mon expérience personnelle », confie Kemal Varol, dans le café bruyant de la place Taksim où la musique diffusée par un haut-parleur rend les conversations tout juste audibles. « Je me suis toujours senti tiraillé entre deux mondes, avec le sentiment qu’au fond je n’appartiens à aucun des deux », poursuit-il. Pour les Turcs, il est un écrivain d’origine kurde alors que, pour les Kurdes, il est un auteur turc puisqu’il écrit en turc.
A Diyarbakir, le silence a remplacé le vacarme des pistolets-mitrailleurs et des obus qui s’étaient déchaînés sur le centre-ville à l’hiver 2015-2016, quand de jeunes militants du PKK avaient pris les armes contre les forces de l’ordre, au prix de centaines de morts et de nombreuses destructions. Plus d’un quart du quartier historique de Sur, un lacis de ruelles le long de la muraille de basalte qui enserre la ville, a été réduit en cendres, rasé puis reconstruit sous la forme de villas de style rococo, alignées au cordeau.
Désormais, les habitants de la région n’ont que deux soucis en tête : « Eviter la prison et gagner de quoi vivre. » L’espoir a disparu. Il avait surgi quand la question kurde semblait en passe d’être résolue, le gouvernement d’Ankara ayant entamé des pourparlers avec le PKK en 2009. Le 22 mars 2015, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a mis fin au processus. Que s’est-il passé ? « Dans ce pays, on est trop émotionnels. Au moindre problème, on en vient aux mains. »