Sur cette capture d’écran d’une vidéo tournée à Bouchehr (Iran) et postée sur les réseaux sociaux le 25 septembre 2022, une manifestante iranienne brûle son voile.
AFP
Lemonde.fr | Par Ghazal Golshiri et Madjid Zerrouky
Déclenché par la mort de Mahsa Amini aux mains de la police des mœurs, le soulèvement s’est transformé en un mouvement inédit qui a rapidement ciblé le régime théocratique.
Les grands-parents de Milan Haqiqi ont eu une heure pour enterrer son corps. Le jeune homme de 21 ans a été tué le 21 septembre au cours d’une manifestation dans la ville d’Oshnaviyeh, dans le nord-ouest de l’Iran. « La dernière fois que j’ai eu mon fils au téléphone, il a promis de m’envoyer les plus belles photos de la rue. Je n’ai reçu que les images de son cadavre, explique son père, Salim Haqiqi, qui vit en Norvège. Mon fils voulait la liberté et l’égalité. Avec les autres manifestants, il scandait : “Femme, vie, liberté !” Leur contestation était pacifique. »
Milan a été tué par balles. A ses côtés, deux de ses amis, Sadreddin Litani et Amin Mareft, âgés de 27 et 16 ans, ont eux aussi trouvé la mort. Selon l’organisation Iran Human Rights, basée à Oslo, au moins 76 personnes ont été tuées dans les manifestations qui ont débuté le 16 septembre dans tout le pays. La vague de contestation qui parcourt l’Iran depuis la disparition de Mahsa Amini, une jeune femme d’origine kurde de 22 ans, morte trois jours après son interpellation par la police des mœurs à Téhéran le 13 septembre, est inédite. « Ce qui se passe ne doit pas être réduit à des manifestations, explique un sociologue qui vit à Téhéran et qui préfère rester anonyme. L’Iran connaît un phénomène continu, large et généralisé, où les contestataires n’hésitent pas à répondre à la violence des forces militaires par la violence. Nous assistons désormais à un soulèvement. »
Dans la nuit du dimanche 25 au lundi 26 septembre, rassemblements et affrontements ont secoué 30 des 31 provinces du pays, alors que le mouvement entrait dans son dixième jour consécutif. Si elles semblent se concentrer principalement dans le nord-ouest, en particulier dans les provinces de Téhéran, du Kurdistan et de Mazandaran, les manifestations touchent de façon diffuse tout le pays.
« La rue est vivante »
La mort de Mahsa Amini avait d’abord provoqué une grève générale et des marches dans les provinces kurdes, réprimées par balles. Très rapidement, d’autres villes ont pris le relais. Depuis, femmes et hommes descendent chaque jour dans la rue. La plupart sont jeunes, comme l’explique une manifestante à Téhéran. « La rue est vivante. Le fatalisme et la torpeur qui se sont abattus sur nous après 2019 [la dernière grande vague de contestation durant laquelle plus de 300 personnes ont été tuées en trois jours selon Amnesty International] ont disparu, expliquait-elle, lundi matin, avant qu’Internet ne soit coupé par les autorités. Les jeunes sont bluffants, filles et garçons, ils sont d’une telle audace et d’une telle énergie qu’ils entraînent avec eux les plus vieux. Cette fois-ci, j’ai de l’espoir. » Un autre manifestant d’Ispahan (centre), où la contestation reste pour le moment très contenue et muselée, partage son constat. « Les gens sont optimistes. Quand ma mère et mes tantes se parlent, elles disent : “Il est temps que nous aussi nous nous joignons aux manifestants.” »
Lundi, plusieurs départements de différentes universités, à Téhéran, Tabriz (nord-ouest) et Babol (nord), parmi vingt-deux campus touchés par les manifestations, ont annoncé l’arrêt des cours jusqu’à la libération des étudiants interpellés, dont la liste ne cesse de s’allonger. S’il est impossible d’évaluer le nombre des personnes arrêtées, le site d’information Tasnim, proche des gardiens de la révolution (l’armée idéologique du pays), revendique l’interpellation et l’identification de plus de 1 200 « émeutiers ». Parmi eux, des avocats, chercheurs, militants des droits humains, journalistes et photographes.
« La situation ici est catastrophique », a précisé la photographe Yala Moayeri, détenue dans la prison de Qarchak, à une quarantaine de kilomètres de Téhéran, lors d’un appel téléphonique à ses proches. Ces derniers l’ont enregistré et mis en ligne. « Nous sommes tous les jours confrontées à des bagarres [entre les prisonnières et les gardes]. Plus de 100 personnes ont été placées dans un hangar, sans aération. Ils donnent des calmants aux prisonniers. Nous ne sommes pas en sécurité ici. »
Plus de 100 millions de tweets
Dans ce contexte, des actrices, dont certaines vivent en Iran, comme Maryam Boubani et Katayoun Riahi, ont retiré leur foulard en signe de protestation ; la publication de leur geste sur leur page Instagram devrait les faire disparaître des productions cinématographiques iraniennes après des menaces du ministère de la culture. Chanteurs, sportifs, musiciens et enseignants, dont certains étaient jusqu’à présent complaisants avec le pouvoir, ont aussi condamné la répression. En ligne, le nombre de tweets – plus de 100 millions – qui rappellent les injustices commises par la République islamique d’Iran depuis sa naissance avec le mot-clé « Mahsa_Amini » en persan a battu tous les records.
Les autorités coupant très régulièrement l’accès des Iraniens à Internet, peu d’informations et d’images parviennent à sortir du pays. Les photographies sont tirées des publications sur les réseaux sociaux. Les journalistes accrédités ont pour certains été convoqués par les services de renseignement ou reçu des appels les mettant en garde contre toute couverture médiatique du mouvement. Selon le comité pour la protection des journalistes, dix-sept reporters, rédacteurs ou photographes, ont été arrêtés.
Déclenché en réaction à la brutalité de la police, le mouvement a rapidement ciblé le régime théocratique : « Cette année est l’année du sang, Seyyed Ali [le Guide suprême Ali Khamenei] sera renversé », « Je me bats, je meurs, je récupère l’Iran », scandent les manifestants. Le président ultraconservateur Ebrahim Raïssi est, lui, ignoré. « Tout le monde sait que les scrutins en Iran sont une mascarade et que le fond du problème vient de celui qui est à la tête de ce système, et personne d’autre », explique le sociologue cité plus haut.
Sur le plan politique, si des critiques acerbes émanant du camp des réformateurs, profondément affaibli, laissent entrevoir un début de fronde, l’aile dure du régime, son appareil judiciaire et sa garde prétorienne – les gardiens de la révolution – restent inflexibles, promettant d’affronter « de façon décisive » les acteurs d’une « sédition » et d’un « complot de l’ennemi » – comprendre : les puissances occidentales et Israël.
La mise en scène de confessions télévisées de manifestantes, suggérant un soulèvement prémédité, cherche à accréditer cette thèse ; des cargaisons d’armes auraient été saisies… Le régime chercherait également à attirer les partis politiques kurdes iraniens qui disposent de bases en Irak dans une confrontation militaire. Les gardiens de la révolution ont ainsi procédé lundi et pour la deuxième journée consécutive à des bombardements sur la bande frontalière, prétextant l’entrée dans le pays de « groupes armés ».
Eviter le scénario des « printemps arabes »
« Ce n’est pas le cas, nous n’avons pas de peshmergas [combattants] à l’intérieur de l’Iran, même si la population nous le demande », rétorque Asso Hassan Zadeh, ancien vice-secrétaire général du Parti démocratique du Kurdistan d’Iran (PDKI). « Nous voulons que ce mouvement, qui unit tous les Iraniens, se maintienne. Le régime fait de la propagande. Il veut dire au public iranien : “L’intégrité de l’Iran est menacée et le pays est susceptible d’être démembré par les minorités nationales si vous ne vous calmez pas.” »
« Si le régime fait des concessions, on peut s’attendre à ce que les manifestants formulent d’autres exigences, telles que la liberté de la presse, des élections libres, la libération des prisonniers politiques… Cela devrait encourager davantage d’Iraniens à se joindre à eux », note Ali Alfoneh, chercheur à The Arab Gulf States Institute de Washington. Mais je m’attends à ce qu’il s’engage dans une répression systématique et sévère dans les jours voire les semaines à venir. Les gardiens de la révolution et les bassidji [les milices territoriales fidèles au régime] devraient être massivement déployés, car les performances des forces de l’ordre [la police] ne sont pas satisfaisantes [aux yeux du régime]. »
Le chercheur souligne que l’appareil sécuritaire cherche avant tout à éviter le scénario des « printemps arabes » ainsi que les erreurs attribuées au chah d’Iran Mohammad Reza Pahlavi. Contraint de lâcher du lest face aux premières exigences des révolutionnaires de 1978-1979, l’ancien dictateur avait enhardi ses opposants et précipité l’effondrement du régime impérial.
« Si nous ne réussissons pas cette fois-ci, ils vont faire de nous des esclaves », assure la manifestante de Téhéran citée plus haut. Moins catégorique, le sociologue considère pour sa part que, « même si une répression féroce écrase ce soulèvement, rien ne peut enlever le fait que la société iranienne a profondément changé au cours de ces derniers jours. Les jeunes expérimentent une liberté et une rage qu’ils ne connaissaient pas avant. Il sera impossible de leur faire oublier ce sentiment de liberté et la possibilité d’une autre vie. »