Jean-Pierre Filiu
Professeur des universités à Sciences Po
Lemonde.fr | Jean-Pierre Filiu
Cela fait de longues années que certains partis kurdes ont popularisé le slogan « Femme, vie, liberté », devenu le cri de ralliement de la contestation en Iran, ainsi que de la solidarité féministe dans le reste du monde.
Rien ne sera plus jamais pareil en Iran depuis l’arrestation, le 13 septembre, de Mahsa Amini par la police des mœurs à Téhéran, pour n’avoir pas porté assez strictement son voile, imposé par la République islamique à toutes les femmes du pays. Rouée de coups au commissariat, elle est transportée dans un coma profond jusqu’à l’hôpital où elle meurt trois jours plus tard. Le martyre de cette femme de 22 ans, au lieu de rester un sinistre fait divers, soulève une vague de protestation qui s’étend bientôt à l’ensemble du pays. Le slogan « Femme, vie, liberté » retentit dans des manifestations sans précédent, que la répression gouvernementale, malgré sa sanglante brutalité, ne parvient pas à étouffer. A l’étranger, c’est ce même slogan, décliné dans toutes les langues locales, qui est scandé dans les rassemblements de solidarité. Ce cri de ralliement a pourtant déjà une longue histoire, indissociable d’un certain militantisme kurde.
C’est sans doute en avril 2013, à Ankara, que résonne pour la première fois le slogan « Femme, vie, liberté », lors du congrès de la branche féminine du BDP (Parti de la paix et de la démocratie), une formation majoritairement kurde et historiquement liée au PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Le fondateur du PKK, Abdullah Öcalan, emprisonné en Turquie depuis 1999, vient alors d’appeler à une suspension des hostilités entre les guérilleros séparatistes et le gouvernement Erdogan. Le cessez-le-feu ainsi conclu s’accompagne du transfert vers la Syrie des combattants kurdes, les fameux peshmergas, qui quittent le Bakur, le « Nord » turc de leur Kurdistan rêvé, pour s’installer au Rojava, l’ouest de ce Kurdistan à venir (dans le même esprit, le Kurdistan iranien est appelé par les militants indépendantistes « Rohjelat », soit l’Est, et le Kurdistan irakien « Bashur », soit le Sud). Ce processus de paix permet au BDP de développer ses activités en Turquie et de mettre en avant son programme féministe, avec notamment des quotas de représentation à vocation paritaire.
Öcalan, dont les écrits sont étudiés avec méthode dans toute la mouvance du PKK, considère, en effet, que « la libération des femmes est la libération du Kurdistan ». Le démantèlement du système patriarcal est à ses yeux indissociable de l’émancipation à la fois sociale et nationale du peuple kurde. En juillet 2014, le BDP se dissout au sein du HDP (Parti démocratique des peuples), qui réalise un score sans précédent de 13 % des suffrages aux législatives de juin 2015.
Mais le processus de paix turco-kurde s’effondre peu après, Ankara pourchassant pour « terrorisme » jusqu’aux sympathisants du PKK, tandis que les militants kurdes accusent en retour le gouvernement turc de collusion avec l’organisation Etat islamique (EI). C’est dès lors dans les rangs des milices kurdes de Syrie, organiquement liées au PKK, que résonne le slogan « Femme, vie, liberté ». Il est particulièrement repris au sein des YPJ (Unités de défense de la femme), la composante féminine des peshmergas, dont la bravoure et les sacrifices forcent le respect dans la lutte contre le djihadisme. « Femme, vie, liberté » est ainsi le sous-titre des Filles du soleil, le film qu’Eva Husson consacre, en 2018, aux combattantes kurdes, menées dans cette fiction par l’actrice iranienne Golshifteh Farahani. On retrouve, entre autres, le même slogan, en français comme en kurde (« Jin, jiyan, azadi »), dans le roman Furies, publié l’an dernier par Julie Ruocco.
Les origines kurdes de Mahsa Amini, enterrée dans son village natal de Saqqez, dans la province iranienne du Kurdistan, ont été rappelées avec la mise en avant de son deuxième prénom, Jina, authentiquement kurde. Mais les protestations contre cette mort scandaleuse ont vite gagné le reste de l’Iran, avec, sur un campus de la capitale, le slogan « Du Kurdistan à Téhéran, stop à l’oppression des femmes ». « Femme, vie, liberté » devient le cri de ralliement des contestataires, cette fois en persan (« Zan, zendegi, azadi »), le terme azadi désignant la « liberté » aussi bien en persan qu’en kurde. L’ayatollah Khamenei tente, en vain, d’endiguer une telle vague de fond en accusant Israël et les Etats-Unis de comploter contre la République islamique. Il ordonne des frappes sanglantes en territoire irakien contre des bases du PDKI (Parti démocratique du Kurdistan d’Iran), rival du PKK, en l’accusant de vouloir démembrer l’Iran. Mais l’invocation de la menace séparatiste ne réussit pas plus que cette tentative de jouer sur les dissensions entre partis kurdes.
Le bilan de la répression s’élève déjà, au 4 octobre, à 154 morts, selon l’organisation Iran Human Rights, basée à Oslo. Les pertes les plus lourdes sont enregistrées dans la province du Sistan-Baloutchistan, frontalière du Pakistan, où le viol d’une adolescente par un officier de police a provoqué de sanglantes émeutes, avec prises d’assaut de commissariat. Les forces de répression réagissent d’autant plus brutalement que, comme au Kurdistan, à l’autre bout du pays, la majorité de la population de cette province est sunnite, face à une République islamique agressivement chiite. Mais c’est désormais la mort de Nika Sharamani, une lycéenne de 16 ans, qui agite l’Iran tout entier. Partie manifester le 23 septembre à Téhéran, elle n’a été retrouvée, morte, qu’une semaine plus tard, sa dépouille portant des traces de multiples violences. Le 6 octobre, sa mère, dénonçant la responsabilité du régime dans un tel crime, a rejeté, vêtue de noir et les cheveux découverts, les pressions gouvernementales pour la faire taire. La contestation a dorénavant gagné les lycéennes, qui ont pu, dans une ville aussi conservatrice qu’Ispahan, déchirer et piétiner des portraits de Khamenei.
On n’a pas fini d’entendre résonner, en Iran et au-delà, « Femme, vie, liberté ».