Lemonde.fr | TRIBUNE - Olivier Grojean
Le chercheur Olivier Grojean plaide, dans une tribune au « Monde », pour supprimer l’inscription du PKK sur la liste européenne des organisations terroristes afin de rétablir un équilibre face aux politiques « antikurdes » de la Turquie.
Le 13 novembre, un attentat faisait six morts à Istanbul. La Turquie a aussitôt pointé du doigt le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et lancé une campagne de bombardements contre l’Administration autonome du nord et de l’est de la Syrie, qu’elle accuse d’être liée au PKK : ces attaques ont fait plus de 70 morts, alors qu’on ne sait toujours pas réellement qui est à l’origine de l’attentat, ce qui arrange bien le président turc, Recep Tayyip Erdogan, à quelques mois d’élections où il apparaît fragilisé.
Les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la France et la Russie n’ont que mollement protesté en appelant la Turquie à la « retenue », alors que celle-ci menace toujours plus d’une intervention militaire terrestre. Cet événement meurtrier est une bonne illustration des errements des politiques occidentales à l’égard du Moyen-Orient, qui concernent la gestion du Nord-Est syrien, la place accordée à la Turquie comme acteur régional et international, et la législation antiterroriste européenne. Un petit retour empirique apparaît néanmoins nécessaire à la bonne compréhension de ces trois enjeux.
Il faut en effet d’abord mettre fin à un mythe qui a la vie dure depuis 2014, à savoir la distinction claire établie entre, d’une part, les Forces démocratiques syriennes (FDS) et Unités de protection du peuple (YPG), qui seraient les « vrais » combattants de la liberté, et, d’autre part, le PKK, qui resterait une organisation « terroriste ». C’est ce mythe qui a autorisé les Etats-Unis à armer et former les FDS, au grand dam de la Turquie, alors que le PKK restait considéré comme terroriste par l’Union européenne (UE) et les Etats-Unis.
Evidemment, toutes les forces de la coalition ont bien rencontré des kadro du PKK sur le terrain syrien, mais il ne valait mieux pas le dire, alors que tout le monde savait. Les YPG et FDS, affiliées donc au PKK, ont ainsi arrêté Daech [acronyme arabe de l’organisation Etat islamique] à Kobané en 2014-2015, ont repris Rakka et Deir ez-Zor en 2017-2018, et ont finalement anéanti les derniers bastions de l’organisation Etat islamique (EI) à Baghouz en mars 2019. Ce sont également ces forces qui gèrent aujourd’hui, dans des camps surpeuplés, tous les prisonniers de l’EI non rapatriés en Occident. Ce mythe a donc bien servi les intérêts de la coalition ; il apparaît néanmoins de plus en plus contre-productif.
En effet, la coalition contre l’EI a d’abord des politiques contradictoires et très incertaines au sujet du Nord-Est syrien. Il n’y a pas de programme, pas de porte de sortie. Les Etats-Unis n’ont que deux objectifs affichés depuis 2018 : défendre les puits de pétrole à l’est et empêcher toute résurgence de l’EI, en protégeant au minimum les FDS et l’Administration autonome d’une invasion turque, même si, avec la Russie, ils ont laissé la Turquie prendre la région d’Afrin en 2018 et la zone Tall Abyad-Serêkaniyê en 2019.
Mais il existe un objectif caché : celui de dissocier le PKK des YPG-FDS, de continuer à considérer l’un comme terroriste et l’autre comme un rempart contre l’EI. Or on sait que si les deux mouvances peuvent avoir des règles et des agendas différents, elles sont en symbiose d’un point de vue organisationnel et idéologique. Que seraient les YPG-FDS sans le PKK ? Au vu de l’implantation du PKK en Syrie (depuis 1982), un tel divorce conduirait inévitablement à une guerre civile dans la guerre civile, et à un arrangement turco-syrien pour y mettre fin. C’est l’absence de réflexivité et d’action de la coalition qui laisse libre la Turquie d’imposer son agenda, dans les régions kurdes, mais aussi à l’échelle du Moyen-Orient et de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN).
Bénéficiaire depuis 2016 d’un accord sur les réfugiés qui lui assure de toucher plusieurs milliards d’euros par an de l’UE pour stopper les flux migratoires syriens, la Turquie menace souvent de rompre ce contrat, ce qui a permis d’élargir ses marges de manœuvre diplomatiques. Elle est intervenue en Syrie en 2018 et 2019, elle bombarde régulièrement le PKK dans les régions kurdes d’Irak, et notamment le mont Qandil (où le PKK a ses bases) et le Sinjar (où le PKK et les YPG avaient sauvé les yézidis survivants de Daech en 2014). Les assassinats ciblés se sont multipliés, sans aucune réaction occidentale.
La guerre en Ukraine et l’appartenance de la Turquie à l’OTAN ont aussi permis à Erdogan d’imposer ses conditions à l’entrée de la Suède et de la Finlande dans l’organisation : la Suède a ainsi extradé un premier membre du PKK le 3 décembre, qui a aussitôt été incarcéré en Turquie. La guerre contre les Kurdes reste la meilleure stratégie électorale d’Erdogan, ne lui avait-elle pas réussi en 2015 ?
Le dernier enjeu touche justement au « terrorisme » du PKK, à cette étiquette avant tout politique qui exclut tout dialogue avec ce parti et conduit à l’acculer dans une position de survie militaire (sa survie politique n’étant pas menacée, loin de là).
Or le PKK a été le bras armé de la coalition dans la victoire (toujours temporaire) contre Daech. Plusieurs milliers de combattants et combattantes chevronnés ou plus improvisés sont morts pour repousser l’EI. Ce n’est sans doute pas l’organisation libertaire que nous vantent certaines gauches européennes, car elle est structurée pour faire face à la guerre, à la répression et à la dissidence depuis plus de quarante ans. Mais c’est une force stabilisatrice, et elle le restera si tant est qu’on veuille bien l’accompagner dans une mue politique qui nécessiterait de rompre avec le consentement généralisé aux politiques autoritaires, brutales, identitaristes et antikurdes d’Erdogan.
Le 30 novembre, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a décidé que le PKK n’aurait pas dû être inscrit sur la liste des organisations terroristes en 2014, mais a confirmé son inscription sur les listes 2015-2020, ce qui est susceptible de recours.
Alors que la justice belge a estimé en 2020 que le PKK ne pouvait pas être considéré comme terroriste, la CJUE se prononcera mercredi 14 décembre sur son inscription sur les listes 2020 et 2021. Aujourd’hui, on peut évidemment continuer de laisser la Turquie déstabiliser le Moyen-Orient et faire le jeu de Daech… ou décider qu’un autre acteur doit être invité à la table des négociations, qu’il apparaît nécessaire d’imposer, sauf à plonger toute la région dans un nouveau chaos.
Olivier Grojean est maître de conférences à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, auteur de « La Révolution kurde. Le PKK et la fabrique d’une utopie » (La Découverte, 2017) et de « Politiques de la violence. Organiser la lutte de la Colombie au Pakistan » (Karthala, 2021, codir. avec Amin Allal et Gilles Dorronsoro).