Lemonde.fr | TRIBUNE - Patrice Franceschi
Le résultat du rapport de force avec la Turquie sera déterminant pour les défis sécuritaires de demain, assure Patrice Franceschi dans une tribune au « Monde ». Pour l’écrivain, Emmanuel Macron et Joe Biden doivent continuer à résister au président turc.
Le 20 novembre, en violation de toutes les lois internationales, Recep Tayyip Erdogan, le raïs de Turquie, s’en est pris aux Kurdes de Syrie par une attaque massive de son aviation, de ses drones et de son artillerie. Objectif : en finir avec ces « terroristes » auxquels il attribue – puisqu’il faut bien un prétexte – l’attentat survenu quelques jours plus tôt à Istanbul. Magnifique falsification du réel. Les Kurdes se sont toujours bien gardés de provoquer leur puissant voisin, toutes les chancelleries le savent. La vérité, c’est qu’ils bloquent depuis des années l’expansionnisme turc dans la région en combattant les groupes islamistes instrumentalisés par Ankara. Pour Erdogan, le verrou kurde doit sauter.
Ainsi, nous l’avons laissé faire. Résultat : plus de six cents frappes tout le long des 800 kilomètres de frontière séparant la Syrie de la Turquie. Comme les Russes en Ukraine – le parallèle devrait frapper tous les esprits –, Erdogan s’en prend principalement aux infrastructures civiles kurdes : silos à grain, centrales électriques, écoles, hôpitaux, tout y passe.
Petit rappel historique pour souligner combien cette attaque d’une violence encore jamais vue concerne directement notre sécurité : à partir de 2015, l’appui apporté par la coalition internationale aux Kurdes et à leurs alliés chrétiens et arabes pour vaincre Daech [acronyme arabe de l’organisation Etat islamique], responsable des attentats que l’on sait, avait permis, au terme d’une guerre victorieuse, l’établissement en 2019 d’un véritable bouclier anti-islamiste dans le nord de la Syrie, sur une surface grande comme quatre fois le Liban – ce qui n’est pas rien. Nous étions pour longtemps protégés d’une résurgence des groupes terroristes de la région.
Erdogan ne pouvait le tolérer. D’autant que les Kurdes, en dépit de lourdes pertes – trente-six mille tués et blessés pour avoir été nos « troupes au sol » –, avaient établi chez eux un Etat de fait où s’exerçait une révolution politique sortie de la matrice de la pensée occidentale : démocratie, égalité hommes-femmes, laïcité, respect des minorités. Tout aussi inacceptable pour Erdogan – et l’ensemble des régimes du Moyen-Orient, d’ailleurs. Tous craignent une extension de ce modèle dans leurs pays.
En octobre 2019, par l’une de ses foucades incompréhensibles, Donald Trump, le président des Etats-Unis, avait consenti à voir les Turcs s’emparer de la partie centrale du Kurdistan syrien. C’était la troisième fois que les alliés occidentaux des Kurdes cédaient à la pression turque et « permettaient » à Erdogan d’envahir militairement leur pays. En 2016, ils lui avaient accordé la région du Shahba et en 2018 le canton d’Afrin, où se déroule toujours un épouvantable nettoyage ethnique qui n’émeut à peu près personne.
Depuis cette époque, le bouclier anti-islamiste kurde, amputé de trois régions, est d’une fragilité extrême. Il joue toujours à notre profit, comme à celui des peuples de la région, mais pour combien de temps ? Les services turcs ravivent les cellules dormantes de Daech, galvanisant les djihadistes qui ne cachent plus leur désir de revanche, rêvant à de nouveaux attentats de masse en France. Ils attendent l’invasion turque avec espoir.
Car Erdogan l’a proclamé dès le début de son offensive aérienne : il occupera la totalité du nord de la Syrie, soit une bande de 800 kilomètres de long sur une profondeur de 30 kilomètres. Traduit géographiquement, cela signifie que les Kurdes ne disposeront plus que d’un réduit minuscule adossé à l’Irak. Tout le reste sera aux mains des Turcs et des djihadistes. Sans oublier l’autre déclaration publique d’Erdogan : il repeuplera cette région de tous les réfugiés arabes syriens installés chez lui. Si tel était le cas, on ne pourrait faire mieux comme épuration ethnique définitive.
Alors, pourquoi Erdogan n’envahit-il toujours pas le Kurdistan syrien ? C’est la bonne question du moment. Il a face à lui un objectif tactique aisé à conquérir, car il est constitué d’une plaine ardue à défendre pour les Kurdes qui, en dépit de la redoutable efficacité de leur infanterie, sont totalement démunis d’armement lourd. De surcroît, la Turquie dispose de nombreux atouts : membre de l’OTAN, elle ne peut être directement contrecarrée d’un point de vue militaire. Elle s’est rendue indispensable dans la guerre russo-ukrainienne, bloque l’adhésion à l’OTAN de la Suède et de la Finlande, et poursuit avec constance son chantage aux migrants. A cela s’ajoute la « compréhension des intérêts sécuritaires de la Turquie » honteusement déclarée par la plupart des pays occidentaux, à l’exception – et c’est là que tout se joue – des Etats-Unis et de la France.
Quoi que l’on pense d’Emmanuel Macron, il a toujours prouvé son soutien aux Kurdes et Joe Biden ne se moque pas d’eux comme Trump, son prédécesseur. Ensemble, ils ont décidé de résister à Erdogan, manifestant ainsi une politique qui donne la priorité au temps long. Ils mènent en coulisses un véritable bras de fer contre le raïs d’Ankara afin de le faire renoncer à son invasion terrestre, jouant de toutes les mesures de rétorsion possibles. Et elles ne manquent pas, en vérité, à qui se montre assez résolu pour les brandir sans état d’âme et les mettre froidement à exécution si besoin est. On en est là.
Le résultat de ce rapport de force aura, comme avec la guerre en Ukraine, une signification déterminante pour les défis sécuritaires que nous devrons relever dans l’avenir.
Dans le retour de la violence désinhibée des Etats non démocratiques, il ne sert à rien de vouloir négocier avec qui se refuse à négocier, car seuls comptent, en définitive, les rapports de force. Si nous en prenons conscience, tout peut être sauvé. Rien dans le cas contraire. On ne peut tuer dans l’œuf l’exécution de visées conquérantes qu’en leur opposant une ferme détermination à les empêcher, c’est-à-dire en montrant que l’on accepte de payer le prix nécessaire pour cela.
Tous les Etats dictatoriaux observent ce bras de fer. Qui fera plier l’autre ? Où se trouve la volonté la plus ferme ? Ils sauront en tirer enseignement.
Il nous faut donc résister, coûte que coûte, à l’expansionnisme turc en pays kurde. Certes, résister a toujours un coût élevé dans l’instant. Mais s’y soustraire revient, comme le montrent tant d’exemples malheureux de l’histoire, à payer infiniment plus cher un peu plus tard. Et souvent quand il est trop tard.
Patrice Franceschi est écrivain et notamment l’auteur du roman « S’il n’en reste qu’une » (Grasset, 2021). Il est engagé auprès des Kurdes depuis de nombreuses années.