Lemonde.fr | Par Christophe Ayad et Allan Kaval(Rome, correspondant)
L’attaque meurtrière de vendredi suscite la colère de la communauté kurde contre l’Etat français, accusé de ne pas l’avoir protégée. Plus qu’un crime raciste isolé, l’hypothèse d’une action de la Turquie lui apparaît comme la plus crédible.
La vérité judiciaire pourra-t-elle jamais être conciliable avec l’intime conviction d’une communauté tout entière ? L’hypothèse d’une attaque raciste ne cadre en rien avec l’image que les Kurdes de France ont d’eux-mêmes. La violence raciste, jamais intégrée comme une menace potentielle, se serait donc abattue pour la première fois après quarante ans de présence kurde substantielle dans l’Hexagone. Cette éventualité suscite l’incrédulité, jusqu’au plus haut rang des représentants en France du mouvement kurde.
« Comment cela se fait ?, s’écriait, vendredi soir 23 décembre, Agit Polat, porte-parole du Centre démocratique kurde de France. Quelqu’un s’est soudainement réveillé en se disant qu’il haïssait les Kurdes et débarque avec un pistolet au centre culturel kurde. Puis il pourchasse l’une de ses victimes dans un restaurant kurde. Puis il court 150 mètres dans une rue remplie de commerces de toutes les origines pour entrer chez un coiffeur kurde ? Comment croire au simple crime raciste ? ! »
L’hypothèse de l’action d’un Etat turc qui, en parallèle des champs de bataille du Moyen-Orient, mène en Europe une guerre de l’ombre contre le mouvement kurde depuis des décennies, offre une explication bien plus crédible aux yeux des Kurdes de France. Seul ce dernier scénario fait sens, surtout parmi ceux qui sont proches du mouvement national. Structuré autour du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), c’est bien son siège officieux à Paris, et non une simple association communautaire, qui a été visé, vendredi 23 décembre, rue d’Enghien (10e arrondissement). En France et en Europe, la violence qui frappe les Kurdes n’avait jusque-là jamais été le fruit de tensions xénophobes locales. Elle s’est toujours abattue comme un écho sanglant des guerres sans fin du pays d’origine.
L’attaque meurtrière de vendredi est aussi intervenue dans un contexte particulier. Le monde militant qui gravite autour du centre Ahmet-Kaya préparait la commémoration des 10 ans du triple assassinat commis le 9 janvier 2013 contre des responsables du mouvement kurde, dans un autre local de l’organisation, situé rue Lafayette, toujours dans le 10e arrondissement de Paris. Or, l’attentat de 2013 reste dans les mémoires comme le premier acte d’une séquence marquée par la violence et l’incertitude en Turquie.
Années de plomb
Dans les mois et les années qui ont suivi, le processus de paix engagé entre le PKK et la Turquie s’est effondré. Dans le même temps, une guérilla urbaine, miroir de la guerre menée par le mouvement kurde contre l’organisation Etat islamique (EI) en Syrie, a embrasé les villes kurdes du Sud-Est turc à la suite d’une série d’attentats inexpliquée à ce jour. La Turquie a alors plongé dans un climat de guerre civile dont le principal perdant sera la branche légale du mouvement kurde, criminalisée après les résultats historiques qu’elle avait remportés aux législatives de juin 2015. Le pouvoir de Recep Tayyip Erdogan en est sorti renforcé et plus autoritaire que jamais, son armée, purgée après le coup d’Etat manqué de 2016, se lançant à l’assaut des zones kurdes syriennes après avoir triomphé militairement du mouvement kurde sur son propre territoire.
Dix ans après le triple assassinat de la rue Lafayette, le triple meurtre de la rue d’Enghien est intervenu alors que la Turquie menace d’une nouvelle attaque contre les régions kurdes de Syrie et que ses forces poursuivent leur guerre contre le PKK en Irak après un attentat non revendiqué, survenu en novembre à Istanbul, et attribué par Ankara au mouvement kurde. Le souvenir de ces années de plomb turco-kurdes et de leur long cortège de cadavres et ses questions sans réponse reste vif et c’est à la lumière de ce contexte que doivent être comprises les réactions kurdes à Paris.
« Il faut les comprendre, disait samedi un notable kurde rencontré place de la République en parlant de la jeunesse prompte à s’enflammer et à affronter la police. Beaucoup de ces jeunes militants viennent juste d’arriver. Ils parlent à peine français et ont vu leurs familles, leurs proches se faire arrêter et même tuer en Turquie. Pour eux, c’est insupportable que cela se reproduise dans le pays où ils sont venus trouver refuge. Ils ne peuvent pas imaginer qu’il y a une autre violence que celle de l’Etat turc qui les vise. »
Autant que cette histoire, la géographie locale aide à comprendre la manière dont cette violence est vécue depuis vendredi par les militants kurdes. Le quartier où se trouve le centre Ahmet-Kaya s’organise le long de la rue du Faubourg-Saint-Denis et forme, avec les artères perpendiculaires, dont la rue d’Enghien, un univers politique à part.
Avant la vague de gentrification qui a commencé à le transformer depuis une quinzaine d’années, le quartier a servi de point de repère à toute une génération de Kurdes de Turquie venus y travailler, à partir de la fin des années 1970, dans les ateliers de confection situés dans le prolongement du quartier du Sentier.
Un monde militant de réfugiés, en exil ou en transit
Avant que n’ouvrent les bars à la mode, des salons de thé enfumés et des restaurants de grillades ont accueilli tout un peuple d’immigrés économiques et de réfugiés politiques kurdes chassés de Turquie par le coup d’Etat militaire de 1980. Les organisations politiques liées à l’extrême gauche turque et au mouvement kurde s’y sont implantées, recrutant et portant la bonne parole auprès d’une population prolétaire expatriée.
Les murs du quartier ont longtemps été recouverts d’affiches et de slogans révolutionnaires kurdes et turcs. Ils ont aussi enserré tout un univers en exil fait de dur labeur, de nostalgie, d’engagements politiques ouverts ou clandestins mais toujours connecté aux convulsions lointaines d’un monde kurde en guerre permanente. Dans cet univers à part pouvaient prospérer rumeurs d’infiltration, soupçons d’espionnage et règlements de comptes violents.
Depuis, les ateliers de confection ont fermé. Les ouvriers de la fin du XXe siècle ont monté leurs affaires, ont déménagé et se sont mariés. Leurs enfants et leurs petits-enfants se sont fondus dans le reste de la population française.
Mais les locaux des organisations politiques, et ceux du PKK en particulier, sont toujours là. Avec quelques commerces communautaires, des restaurants qui sont adaptés aux goûts d’une nouvelle clientèle bourgeoise et quelques vétérans de l’ancienne époque, ils préservent le caractère d’un quartier où les Kurdes de France n’habitent plus depuis longtemps mais où gravite toujours un monde militant de réfugiés, en exil ou en transit.
En équilibre précaire
De Paris à Marseille en passant par Strasbourg, cette population militante se trouve au cœur du triangle constitué par les intérêts diplomatiques turcs, le mouvement kurde et l’Etat français, constamment en équilibre précaire.
La relation entre Paris et les militants kurdes est en effet ambivalente. D’une part, elle est déterminée par la nécessité de contrôler voire de réprimer l’action du mouvement kurde sur le territoire français dans le cadre de la coopération sécuritaire avec Ankara. Revers de cet aspect, la France est accusée par le mouvement kurde de masquer la vérité sur l’implication turque dans le triple assassinat de 2013. Des accusations qui redoublent d’intensité depuis vendredi.
D’autre part, cette relation est structurée par l’existence, depuis 2014, d’une alliance militaire avec les forces kurdes liées au PKK et engagées en Syrie contre l’EI. Les accès qu’ont pu construire les militants kurdes dans un milieu politique français où ils peuvent jouir d’une certaine sympathie, notamment à gauche, entrent également dans cette équation délicate.
Or, l’attentat de la rue d’Enghien a déjà bouleversé cet édifice complexe. Les violences engagées dans son sillage contre les forces de l’ordre françaises et les destructions de biens commises vendredi et samedi ont empiré les choses. En attendant l’anniversaire du triple assassinat de la rue Lafayette, qui sera précédé d’une grande marche le 7 janvier.