De gauche à droite les portraits de Mir Perwer, Emine Kara et Abdulrahman Kizil. A Paris, le 26 décembre 2022. JULIEN DE ROSA / AFP
Marche blanche en hommage à Sakine Cansiz, Fidan Dogan, Leyla Saylemez, tuées en 2013, et Emine Kara, Mir Perwer et Abdurrahman Kizil, qui ont trouvé la mort le 23 décembre. À Paris, le 26 décembre 2022. JULIEN DE ROSA / AFP
Le Monde | Par Christophe Ayad | 26/12/2022
L’une était une héroïne du mouvement national kurde qui avait combattu l’organisation Etat islamique, les deux autres, un jeune musicien et un retraité. Des trois victimes de la rue d’Enghien, la première était la plus connue.
Emine Kara, Mir Perwer et Abdurrahman Kizil. Leurs noms et leurs visages ont été brandis par les manifestants, samedi 24 décembre, place de la République, à Paris, comme lundi 26 décembre, lors de la marche blanche organisée par le Centre démocratique kurde de France (CDKF). Les trois victimes de la rue d’Enghien, toutes assassinées sur les marches ou devant le Centre culturel kurde Ahmet-Kaya, vendredi 23 décembre en fin de matinée, par William M., le tueur présumé, sont devenues les nouveaux « martyrs » de la cause kurde.
Emine Kara, 48 ans, appelée sous son nom de guerre Evin Goyi, est une des héroïnes du mouvement national kurde
Des trois, Emine Kara est assurément la plus connue. Cette femme de 48 ans, également appelée sous son nom de guerre Evin Goyi, est une des héroïnes du mouvement national kurde sorti des rangs du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), en guerre contre l’Etat turc et contre les djihadistes de l’organisation Etat islamique (EI).
A l’instar de Sakine Cansiz, cofondatrice du PKK et amie de son chef, Abdullah Öcalan, de Fidan Dogan, chargée des relations extérieures pour l’Union européenne, et de Leyla Saylemez, qui encadrait le mouvement de jeunesse du parti, toutes tuées par balles le 9 janvier 2013, rue La Fayette, à Paris.
Le PKK compte nombre de femmes dans ses postes dirigeants, y compris dans sa branche armée. Il ne s’agit pas seulement d’une politique de parité, mais d’un engagement féministe très affirmé, qui fait partie des piliers idéologiques du mouvement – avec l’écologie et un communalisme à tendance marxiste – et contribue à son aura auprès des cercles de gauche et d’ultragauche en Occident.
Emine Kara, une certaine notoriété dans les cercles féministes
Digne et réservée, voire austère, Emine Kara dirigeait le Mouvement des femmes kurdes de France, bien que ne s’exprimant pas en français. C’est à ce titre qu’elle était présente, vendredi matin, au Centre culturel Ahmet-Kaya, afin de participer à une réunion – reportée au dernier moment – de préparation de la commémoration du triple assassinat de 2013.
C’est aussi cette activité militante qui lui a valu une certaine notoriété dans les cercles féministes en France. C’est à cause d’Emine Kara que Laetitia et Constance, deux jeunes militantes féministes françaises sans lien avec le Kurdistan, sont venues, samedi 24 décembre, rendre hommage, place de la République, aux victimes de la rue d’Enghien.
Le village d’Emine Kara a été incendié lorsqu’elle avait 18 ans, au début des années 1990, lors des années de plomb en Turquie
Emine Kara a grandi dans le village de Hilal, qui appartient au district turc d’Uludere, près de la frontière irakienne. Son village a été incendié lorsqu’elle avait 18 ans, au début des années 1990, lors des années de plomb en Turquie. Avec sa famille, elle est donc partie pour le Kurdistan d’Irak, qui bénéficiait alors d’une protection aérienne occidentale. Installée dans le camp de réfugiés de Makhmour, à 60 kilomètres au sud-est d’Erbil, la capitale du Kurdistan irakien, elle y exerce le métier d’enseignante de langue kurde.
« En 2014, elle a rejoint le Rojava [le Kurdistan de Syrie] », explique celui qui a été son avocat, Jean-Louis Malterre, sans préciser quelles y étaient ses activités. Emine Kara « a combattu à Kobané », a indiqué le chef de La France insoumise (LFI) et proche du CDKF, Jean-Luc Mélenchon, venu témoigner son soutien vendredi soir. Kobané, ville que les forces kurdes, regroupées au sein de la milice des Unités de protection du peuple (YPG), ont férocement défendue face aux assauts de l’EI la même année.
Puis la militante aurait participé à la longue reconquête du nord syrien menée par les YPG, appuyées par les forces spéciales et les avions de la coalition internationale contre l’EI, dont les Etats-Unis, la France, le Royaume-Uni et plusieurs pays arabes de la région. Le film de Caroline Fourest, Sœurs d’armes (2019), raconte l’épopée de ces amazones kurdes.
Blessée pendant la bataille de Rakka
Toujours selon M. Mélenchon, venu aussi samedi place de la République, celle qui se faisait appeler Evin Goyi avait été blessée pendant la bataille de Rakka, à l’automne 2017, qui avait permis de chasser l’EI de son fief syrien.
Elle avait rejoint la France en 2018, d’où elle était partie en Allemagne pour se faire opérer, avant de retourner à Paris, où elle a déposé une demande d’asile en 2019. Sans mari connu ni enfant, Emine Kara ne s’est jamais présentée comme une combattante à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). « Il faut savoir que l’Ofpra rejette les demandes de personnes ayant combattu avec le PKK ou les YPG en Syrie », précise Me Malterre.
Sa demande ayant été rejetée, Emine Kara avait fait appel auprès de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), sans plus de succès. Cette dernière avait estimé que la militante avait quitté la Turquie il y a trop longtemps pour faire l’objet de menaces de l’Etat turc.
Mir Perwer, condamné en Turquie
Mir Perwer, pour sa part, avait obtenu le statut de réfugié il y a peu. Le jeune chanteur de 29 ans, dont le vrai nom était Sirin Aydin, avait souffert de la censure et de la prison en Turquie. Dernier d’une fratrie de six filles et un garçon, il était né à Mus, en Anatolie orientale.
Après deux à cinq années en prison, Mir Perwer avait repris ses activités de chanteur, avant de quitter la Turquie pour la France, en 2021
Populaire très jeune pour ses chants en kurde, il avait été arrêté au moment de la grande vague de destitution des maires kurdes, en 2015-2016. Après deux à cinq années en prison, selon les sources, il avait repris ses activités de chanteur pendant un an, avant de quitter la Turquie pour la France, où il était arrivé en janvier 2021, laissant sur place une femme et un enfant de 6 ans. Il avait été condamné entre-temps à une peine de vingt-huit années de prison en Turquie pour appartenance au PKK.
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D’abord installé à Bordeaux, puis à Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis), il suivait des cours de français et vivait d’un emploi dans le bâtiment. Il chantait aussi, à l’occasion de mariages, d’enterrements ou de fêtes kurdes. « C’était un jeune homme extraordinaire, avec le cœur sur la main, quelqu’un de laïque et de généreux », dit son amie Victoria Tsamboucas.
La troisième victime, Abdurrahman Kizil, était un retraité, un vieil habitué des activités du Centre culturel kurde Ahmet-Kaya et de sa cafétéria. Un « militant de toujours de la cause kurde », selon le Centre démocratique kurde de France.
Kurdes tués à Paris : mise en examen du suspect, manifestations de la communauté kurde
Le Monde | Par Christophe Ayad, Minh Dréan | 26/12/2022
Le juge d’instruction a retenu la circonstance aggravante du racisme dans la mise en examen de William M. pour assassinat et tentative d’assassinat, et a confirmé sa mise en détention, lundi. La communauté kurde invoque toujours un « acte terroriste ».
Marche blanche en hommage à Sakine Cansiz, Fidan Dogan, Leyla Saylemez, tuées en 2013, et Emine Kara, Mir Perwer et Abdurrahman Kizil, qui ont trouvé la mort le 23 décembre. À Paris, le 26 décembre 2022. JULIEN DE ROSA / AFP
William M., l’homme de 69 ans soupçonné d’avoir assassiné trois Kurdes vendredi 23 décembre à Paris, a été mis en examen et placé en détention provisoire lundi 27 décembre. Ce conducteur de train à la retraite a été présenté à un juge d’instruction, qui l’a mis en examen pour « assassinat et tentative d’assassinat en raison de la race, l’ethnie, la nation ou la religion », ainsi que pour « acquisition et détention non autorisée d’arme », a indiqué une source judiciaire citée par l’Agence France-Presse (AFP).
L’homme, coquard à l’œil gauche et vêtu d’une blouse d’hôpital bleu clair, est resté droit dans son box, le regard fixe, en attendant l’arrivée du juge des libertés et de la détention, qui a confirmé sa mise en détention. Encadré par une escorte de cinq policiers, le sexagénaire aux cheveux gris-blanc courts et à la carrure massive a confirmé son identité puis son accord pour une audience à huis clos. Il devrait être détenu à l’isolement et sous surveillance particulière en raison des idées suicidaires exprimées lors de la garde à vue.
Plus tôt dans la journée, une marche blanche a relié le centre culturel kurde Ahmet-Kaya, au 16, rue d’Enghien, visé vendredi par William M., et le 147, rue La Fayette, dans le même 10e arrondissement, où trois militantes kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) avaient été tuées le 9 janvier 2013. Les manifestants ont scandé en kurde et en français « Femme, vie, liberté ! » et réclamé « justice ».
« Nous continuerons à réclamer la vérité »
« Nous sommes menacés de mort, a martelé Agit Polat, porte-parole du Conseil démocratique kurde en France (CDKF).Nous vivons et travaillons en France, dans une démocratie, dans un Etat de droit. Pourtant, nous, les Kurdes, nous ne sommes pas pris en considération, nous ne sommes pas protégés. Encore une fois, nous sommes touchés en plein cœur.Trois de nos amis ont été exécutés. Nous savons qu’il s’agit d’un acte terroriste, pas raciste. Terroriste. Nous continuerons à nous battre et à réclamer la vérité. » Comme lui, la plupart des manifestants refusent la thèse du crime raciste d’un individu isolé et voient, derrière l’attaque de vendredi, la main de la Turquie.
Redin, un Kurde de 54 ans qui manifestait avec des amis, se sent « comme quelqu’un sans pays, sans identité, comme un étranger agressé de partout ». Quelques jeunes se sont aussi réunis. Ali, 26 ans, était accompagné de trois amis. « La jeunesse est peut-être même plus en colère que les plus âgés, nous avons grandi en France bercés par le souvenir du triple assassinat de 2013, raconte-t-il. Dix ans plus tard, rien n’a changé. Les choses n’avancent pas. Nous voulons juste vivre comme les autres. »
De rares manifestants non kurdes étaient là aussi, comme Josiane, la soixantaine, habitante du 19e arrondissement : « Je suis venue pour que cet événement ne tombe pas dans l’oubli et qu’il ne soit pas traité comme un “simple fait divers”. »« Je voulais apporter mon soutien à la communauté kurde, ça me prend aux tripes », abonde Aline, 66 ans, née dans le 10e arrondissement.
« Il faut croire que la solidarité a ses limites… »
Le long du trajet, certains habitants du quartier ont ouvert leurs fenêtres ou pris quelques photos depuis leurs balcons. « Mais peu sont dans la rue, regrette Bahaman, un Kurde de 62 ans, arrivé à Paris il y a une quarantaine d’années. Il faut croire que la solidarité a ses limites… »
Alexandra Cordebard, maire (Paris en commun) de l’arrondissement, était présente. « Trois personnes sont mortes dans un geste de haine et de rejet de l’autre, déclare-t-elle. Le 10e a toujours été un arrondissement kurde, nous voulons qu’il le reste. » L’élue dénonce certains « discours d’extrême droite qui attisent la haine ».
A la demande des organisateurs, la marche s’est déroulée sans heurts. Samedi, des violences avaient émaillé la manifestation en soutien au peuple kurde qui se tenait place de la République. Vendredi aussi. Agit Polat a rappelé, en amont de la marche de ce lundi, sa « condamnation » des violences, qui « nuisent à la cause ».
A l’arrivée devant le 147, rue La Fayette, une minute de silence a été observée, puis un chant kurde a résonné. « En mémoire de Sakine Cansiz, Fidan Dogan, Leyla Saylemez, tuées en 2013, et pour ceux, Emine Kara, Mir Perwer et Abdurrahman Kizil, qui ont trouvé la mort vendredi », a clamé Agit Polat, avant d’appeler la foule à se disperser en silence.
A Rennes, environ 600 personnes ont participé lundi soir à une manifestation en hommage aux trois Kurdes tués vendredi, a indiqué la préfecture d’Ille-et-Vilaine. Il y a « beaucoup d’émotions, ça se sent dans l’atmosphère. Pour nous c’est plus qu’un crime raciste », a déclaré à l’AFP Fehmi Kaplan, un des organisateurs.
A Ankara, le gouvernement turc a convoqué lundi l’ambassadeur de France en Turquie pour exprimer son « mécontentement » face à ce qu’il considère comme de la « propagande anti-Turquie » lancée « par les cercles du PKK ».
Christophe Ayad et Minh Dréan