Liberation.fr | Par ève Szeftel
Dix ans après le triple assassinat de militantes du PKK et dans le sillage de l’attentat du 23 décembre, les Kurdes de France organisent une grande marche, ce samedi à Paris, pour réclamer «la vérité et la justice» sur ce qu’ils considèrent comme un crime politique.
«Pour la vérité et la justice» : c’est derrière cette bannière que le Conseil démocratique kurde en France (CDK-F) appelle à manifester ce samedi à Paris. Cet hommage aux trois militantes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, considéré comme une organisation terroriste par la Turquie) assassinées il y a dix ans, le 9 janvier 2013, était prévu de longue date. Mais la tuerie survenue le 23 décembre rue d’Enghien, devant le siège du CDK-F, ajoute aux griefs des Kurdes, qui craignent de voir la vérité sacrifiée à la raison d’Etat.
On prête à l’ancienne Première ministre israélienne Golda Meir cette phrase, qu’elle aurait adressée au diplomate Henry Kissinger en 1973 : «Même les paranoïaques ont des ennemis.» Elle s’applique parfaitement à la situation des Kurdes de France, confrontés à dix ans d’intervalle à deux attaques similaires, sans qu’elles ne semblent, à ce stade de l’enquête, répondre aux mêmes motivations : politique pour la première, raciste pour la seconde. Mais pour la principale organisation représentative de la diaspora kurde en France, «il ne fait aucun doute que la Turquie et ses services de renseignements sont impliqués dans cet attentat terroriste» qui a coûté la vie à Abdurrahman Kizil, au chanteur Mir Perwer et à Emine Kara, la présidente du Mouvement des femmes kurdes en France. «Dix ans après l’assassinat à Paris de Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Saylemez, le sentiment d’impunité règne plus que jamais, le sentiment que la France cherche à jeter aux oubliettes ce crime politique», a accusé le CDK-F, considéré comme la façade légale du PKK, dans un communiqué diffusé vendredi. Pour comprendre la colère des Kurdes de France, qui a donné lieu à des heurts inédits avec la police le 24 décembre face à l’empressement du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin à écarter la piste terroriste, il faut remonter dix ans en arrière.
Après le triple meurtre de 2013, l’enquête de la Sous-Direction anti-terroriste (Sdat) de la police judiciaire s’oriente rapidement vers la piste d’un Turc qui avait infiltré la communauté kurde d’Ile-de-France, jusqu’à devenir le chauffeur de Sakine Cansiz, pour le compte des services secrets turcs : Omer Güney. «De nombreux éléments de la procédure permettent de suspecter l’implication du MIT dans l’instigation et la préparation des assassinats», résume le procureur de la République dans son réquisitoire définitif, en date du 9 juillet 2015. «C’est la première fois dans l’histoire des crimes politiques en France que l’Etat assassin est désigné, s’enflamme Antoine Comte, l’avocat de la famille de Fidan Dogan. Cela n’a pas été le cas pour Ben Barka [opposant au roi du Maroc Hassan II, enlevé à Paris en 1965 et dont le corps n’a jamais été retrouvé, ndlr], par exemple.»
Omer Güney est renvoyé devant les assises mais sa mort en prison, peu de temps avant l’ouverture de son procès en 2017, éteint l’action publique le concernant. L’affaire est relancée après une plainte des familles qui débouche en 2019 sur l’ouverture d’une nouvelle information judiciaire pour «complicité d’assassinats en relation avec une entreprise terroriste» et «association de malfaiteurs terroriste en vue de la préparation de crimes d’atteintes aux personnes». Difficile de crier au «déni de justice», comme le font les responsables kurdes, alors que les nouveaux juges chargés de l’affaire multiplient les demandes d’entraide judiciaire, à la Belgique et à l’Allemagne notamment, conscients que des pièces manquantes du puzzle peuvent s’y trouver, la toile d’araignée tissée par les services secrets turcs s’étendant à toute l’Europe. Existe-t-il une chance que la «vérité» soit connue et la «justice» enfin rendue, comme le réclament inlassablement les Kurdes ? «Beaucoup de choses sont faites», élude Antoine Comte, soucieux de ne pas mettre en péril les investigations en divulguant leur contenu.
Malgré les avancées de l’enquête, la justice continue de se heurter au secret-défense. Une note intéresse pourtant particulièrement le juge : consacrée à Sakine Cansiz, elle a été rédigée le 7 janvier 2013, soit deux jours avant sa mort. Que savent les services secrets français qu’ils refusent de verser au dossier ? Saisie d’une nouvelle demande en 2020, la Commission du secret de la défense nationale poursuit son obstruction, au motif qu’aucun «élément nouveau» ne justifie une déclassification. Résultat : seules des notes insignifiantes ont été transmises, quand elles ne sont pas purement et simplement illisibles. «Parfois, on a un bout de texte mais là, regardez, c’est tout noir !» s’exclame l’avocat en brandissant une liasse de documents impitoyablement censurés. Et la décision «insupportable» de la procureure de Paris de ne pas saisir le Parquet national antiterroriste (Pnat) dans la tuerie de la rue d’Enghien le conforte dans l’idée que «dix ans après, la volonté de ménager la Turquie continue de primer sur tout le reste».
Dès le surlendemain de l’attaque, la procureure de la République de Paris, Laure Beccuau, se fendait d’un long communiqué de deux pages relatant les premiers éléments de l’enquête. Ou comment William M., 69 ans, retraité de la SNCF récemment libéré de prison, exécutait froidement trois personnes devant le centre culturel kurde et en blessait trois autres dans un salon de coiffure, au cœur de ce qu’on appelle le «petit Kurdistan», dans le quartier de Strasbourg-Saint-Denis. Comment cet homme décrit comme «dépressif, taiseux et solitaire» s’était radicalisé après avoir été victime d’un cambriolage en 2016. Comment il vouait depuis une haine «devenue complètement pathologique» aux étrangers qui l’avait amené à attaquer des migrants au sabre en 2021 et à vouloir récidiver, prévoyant ensuite de se suicider.
«Personne ne lui connaît d’intérêt particulier pour la situation des Kurdes», précisait le communiqué du parquet. Ajoutant cependant, quelques lignes plus loin, que William M. en voulait aux Kurdes d’avoir «constitué des prisonniers lors de leur combat contre Daech au lieu de les tuer». A-t-on affaire à un loup solitaire qui s’est radicalisé seul et a défouraillé au hasard, les Kurdes se trouvant amalgamés dans sa xénophobie universelle ? Ou sa haine des étrangers a-t-elle pu être exploitée par les ennemis de ces derniers ? A-t-il pu être «retourné» lors de son passage à la prison de la Santé ? Joint par Libération, son avocat, Me Clément Pialoux, s’est refusé à tout commentaire.
Du côté des victimes, «les familles ont déposé plainte et vont se constituer partie civile dans les jours qui viennent, ainsi que le CDK-F», assure David Andic, leur avocat. «L’an dernier, des jeunes militants kurdes ont tagué le consulat de Turquie à Boulogne-Billancourt et tiré des feux d’artifice. Le Pnat a aussitôt été saisi et la DGSI a prêté son concours à l’enquête. Mes clients, qui sont sous contrôle judiciaire, sont traités comme des terroristes. Mais quand on a une attaque préparée, professionnelle, qui vise à répandre la terreur, qui vise spécifiquement le CDK-F comme institution politique et qui intervient au moment du dixième anniversaire des assassinats de 2013, cela fait beaucoup de coïncidences et d’éléments qui corroborent la thèse d’un attentat et auraient dû conduire à la saisine du Pnat».
Pour David Andic, «c’est cette différence de traitement qui suscite la colère et l’incompréhension : le fait que la justice française traite cela comme un fait divers, et l’œuvre d’un déséquilibré». Le conseil s’inquiète aussi d’une enquête au rabais, citant le précédent de Mohammed Merah, l’assassin de Toulouse et de Montauban en 2012, pour lequel le cadre terroriste n’avait pas été retenu initialement. «On veut savoir avec qui le suspect était en prison, qui il côtoyait, pourquoi il n’était pas fiché comme individu dangereux ni inscrit au Finiada [le fichier national des interdits d’acquisition et de détention d’armes]», ajoute l’avocat des victimes et de leurs proches.
En attendant, la prochaine étape décisive dans ce dossier explosif sera l’expertise psychiatrique du suspect, qui permettra de déterminer s’il était en pleine possession de ses moyens au moment où il est passé à l’acte ou si son discernement était altéré, voire carrément aboli. Comme pour l’affaire Lola ou Sarah Halimi, son résultat promet de faire beaucoup de bruit. Et de susciter plus de questions qu’il n’apportera de réponses.