Photo : WILLIAM KEO / MAGNUM PHOTOS POUR « LE MONDE »
Ramzi Habbache, né en 1955, devant sa tente, à Jinderes, le 23 février 2023. Il a perdu plusieurs membres de sa famille lors du séisme. WILLIAM KEO / MAGNUM PHOTOS POUR « LE MONDE »
Dans la tente de Ramzi Habbache, à Jinderes, en Syrie, le 23 février 2023. WILLIAM KEO / MAGNUM PHOTOS POUR « LE MONDE »
Une rue détruite dans la ville de Jinderes, après les tremblements de terre près de la frontière syro-turque, le 23 février 2023. WILLIAM KEO / MAGNUM PHOTOS POUR « LE MONDE »Des enfants sur les décombres d’un bâtiment, à Jinderes, le 23 février 2023.
Des enfants sur les décombres d’un bâtiment, à Jinderes, le 23 février 2023. WILLIAM KEO / MAGNUM PHOTOS POUR « LE MONDE »
lemonde.fr | Par Hélène Sallon (Jinderes (Syrie), envoyée spéciale) | 24/02/2023
Reportage
La localité de Jinderes, frontalière de la Turquie, où l’on dénombre 1 200 morts et trois cents immeubles détruits, ne reçoit l’aide qu’au compte-gouttes.
Ramadan Sido et ses voisins campent sur un terrain vague entre leurs maisons. Leurs bicoques de briques tiennent encore debout après le séisme qui a ravagé, le 6 février, Jinderes, une localité du Nord-Ouest syrien frontalière de la Turquie, mais des fissures sont apparues dans chacun des murs. L’ouvrier de 49 ans a dû débourser 500 livres turques (25 euros) pour acheter, à un habitant, une tente munie d’un poêle. Dix personnes s’y entassent. Son voisin, Mohamed Aziz, n’en a pas trouvé : ce conducteur de tracteur de 65 ans dort avec les six autres membres de sa famille à l’arrière d’un pick-up, recouvert de matelas et bâché. Dans le pick-up garé à côté du sien, ce sont trois familles qui dorment ensemble.
« D’autres ont reçu des tentes, pas nous. Si tu as une “wasta”, tu en reçois. Si tu n’en as pas, tu ne reçois rien », affirme Ramadan Sido, un Kurde originaire de Cheikh Al-Hadid, un village du canton de Jinderes. Dix-huit jours après le séisme dévastateur qui a fait plus de 46 000 morts en Turquie et en Syrie, l’aide arrive au compte-gouttes dans cette ville de 50 000 habitants, alimentant les griefs de ceux qui n’ont encore rien reçu. Du pain et de la nourriture sont distribués aux familles par des associations liées à la Coalition de l’opposition syrienne et au Mouvement de libération et de construction, une faction de l’Armée syrienne libre qui contrôle la localité avec le soutien de la Turquie, après en avoir chassé les forces kurdes des Unités de protection du peuple (YPG) en mars 2018. « Tous ces pays qui envoient des tentes et de l’aide en Syrie, on ne sait pas où ça va », se lamente M. Sido.
Une tente pour seul bien
Située à cinq kilomètres de la frontière avec la Turquie, Jinderes se sent abandonnée. De nombreux Syriens fuyant les bombardements du régime Assad et de son allié russe avaient trouvé refuge, à partir du milieu des années 2010, dans la ville à majorité kurde, entourée de champs d’oliviers. Le tremblement de terre y a semé la dévastation. Trois cents immeubles se sont effondrés, mille autres sont inhabitables. Douze mille familles sont sans logement. Autour d’une place désormais érigée de tentes, des blocs entiers d’immeubles ont été rasés. « Ici, la plupart des gens sont morts. Des immeubles où il y avait jusqu’à cent personnes, des Arabes et des Kurdes, se sont écroulés. J’habitais au premier étage, j’ai eu le temps de fuir mais, pas mon fils, ni sa femme et leurs trois enfants qui étaient au dernier », se désespère Ramzi Habbache. A 68 ans, le vieil homme est désormais seul avec son épouse, avec une tente pour seul bien.
Les habitants ont dû extraire, à mains nues, leurs morts des décombres, aidés des habitants de villages voisins et des Casques blancs venus d’Afrine, le chef-lieu de province. Sur les 3 600 morts recensés à ce stade en Syrie, 1 200 habitaient Jinderes. « Les chiffres sont plus élevés en réalité car certaines familles ont enterré leurs morts sans les signaler, indique Mohamed Haffar, le chef du conseil local, un ingénieur originaire de la province d’Alep. C’était un désastre. On a appelé les autres pays à l’aide, personne n’est venu. » La Turquie a été la première à envoyer de l’aide dans la ville. Jinderes a dû attendre le 14 février, date à laquelle le président Assad a accepté l’ouverture de deux nouveaux points de passage avec la Turquie, pour espérer enfin recevoir une assistance des Nations unies et de la communauté internationale.
« L’ONU a attendu le feu vert du régime syrien, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. La communauté internationale politise l’aide. Elle n’arrive même pas à nous considérer comme des êtres humains », dénonce l’édile local, issu de l’opposition. Les Nations unies ont, depuis, envoyé 282 camions d’aide dans tout le Nord-Ouest syrien. « C’est un poil plus que le nombre de camions qu’ils envoient en temps normal », estime Orhan Aktürk, le vice-gouverneur de la province d’Hatay, chargé des affaires humanitaires pour ces régions syriennes sous contrôle turc. « En dépit de tout ce qu’il a fait subir à la population en douze ans de guerre, le régime syrien accapare l’essentiel de l’aide, assure Mohamed Haffar. Nous n’accepterons rien de lui. Où sont la justice et le droit international ? Pas de notre côté. »
Un système de santé au bord de l’effondrement
Dix-huit jours après le séisme, l’aide parvenue à Jinderes, principalement de Turquie et du Golfe, reste insuffisante. Il n’y a pas assez de tentes ni de nourriture ni de vêtements à distribuer. L’eau est toujours coupée et l’hygiène est déplorable. Certains reprochent aux maîtres de la ville de se servir en premier. « L’organisation de l’aide est chaotique. L’aide va d’abord à ceux qui ont les armes. On nous traite comme des chiens », dénonce Abdo Sanouna, un maraîcher arabe de 40 ans originaire de la campagne d’Alep. Il vit, avec vingt membres de sa famille, dans une tente que lui a apportée un parent d’Idlib, la province voisine. Le chef du conseil local se défend de ces accusations. « Il n’y a tout simplement pas assez d’aide qui arrive de l’extérieur pour répondre à tous les besoins », soutient-il.
Même pour les groupes armés pro-Ankara, l’aide n’arrive pas en abondance. « Il y a des jours avec, et des jours sans nourriture », dit un combattant, gardant des tentes installées au milieu des oliviers pour le compte d’une faction, dont la plupart des membres sont originaires de Deir ez-Zor, dans le sud-est de la Syrie. Des médicaments sont distribués pour les maladies infantiles et chroniques. « Ce sont des donations privées, pas du gouvernement ou des organisations. On ne veut pas des Nations unies de toute manière, ils aident le régime. Dans le Nord-Ouest syrien, ils sont venus trois fois. C’est pareil avec les associations : elles viennent les premiers jours pour se prendre en photo », accuse Jamal Alwan, un médecin de 57 ans de Deir ez-Zor.
L’accès aux soins est un casse-tête à Jinderes. A l’image de tout le Nord-Ouest syrien, le système de santé est au bord de l’effondrement. Nour Hanna, une Alepine de 30 ans, ne trouve pas de médicaments pour son garçon de 2 ans, fiévreux depuis quatre jours. Les deux centres de santé de la ville, dont l’hôpital militaire turc, sont débordés. Ils ont absorbé une partie des 4 000 blessés du séisme. Les cas les plus sérieux ont été envoyés à Afrine et à Azaz. Il n’y a pas d’hôpital civil pour les 115 000 habitants du canton de Jinderes, seuls une maternité et un centre de dialyse, où le personnel n’est quasiment plus payé. « Quinze organisations travaillent avec nous pour mettre sur pied des cliniques mobiles, mais il faut reconstruire le système de santé avec des centres de santé et des ambulances », exhorte le docteur Shams Eddin.
« On a besoin d’une aide à la reconstruction pour les infrastructures de la ville, les écoles et les maisons. Il faut que les gens puissent reprendre le fil de leur vie », plaide Mohamed Haffar, le chef du conseil local. Lorsque la terre a de nouveau tremblé, le 20 février, une vague de terreur s’est répandue parmi la population, traumatisée. « Les pick-up s’entrechoquaient, les enfants se sont réveillés en pleurs. C’était effrayant. On ne retournera pas habiter chez nous tant qu’on n’y sera pas en sécurité », dit Ramadan Sido. Lui et son voisin ne sauraient dire si leurs maisons pourront être consolidées. Ils n’ont, quoi qu’il en soit, plus un sou. « Il n’y a plus aucun travail en ville. Nos poches sont vides », dit Mohamed Aziz, se frappant les mains. « Il n’y a plus qu’Allah ! », ajoute l’une de ses filles, pointant le doigt au ciel.