Orhan Ayaz, ancien maire du Parti démocratique des peuples (HDP), à Diyarbakir, le 12 décembre 2022.
ILYAS AKENGIN / AFP
Lemonde.fr | Par Nicolas Bourcier (envoyé spécial à Diyarbakir (Turquie))
Depuis 2016, le gouvernement islamo-conservateur a démis de leurs fonctions 54 maires kurdes démocratiquement élus. Ils ont été remplacés par des administrateurs nommés par le pouvoir. Orhan Ayaz est l’un de ces ex-édiles.
De son district de Diyarbakir, dans le sud-est de la Turquie, il a connu tous les combats. La sale guerre des années 1980 et 1990, entre la guérilla du Parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK, et l’armée turque, dans son enfance. Le tournant des années 2010 et les débuts d’un mince espoir de paix avec les négociations entreprises par le pouvoir central d’Ankara et le mouvement kurde. Et puis la rupture brutale des pourparlers en 2015, suivie par la marginalisation et la criminalisation du mouvement politique kurde par la coalition gouvernementale islamo-nationaliste.
Orhan Ayaz a adhéré pour la première fois en 2009 au parti kurde. Il avait 30 ans. La formation, elle, s’appelait alors le Parti de la paix et de la démocratie (BDP). L’objectif était la résolution de la question kurde par le dialogue et l’instauration d’une société démocratique dans tout le pays. « On y croyait », sourit-il avec un geste las de la main.
En 2014, il rejoint la nouvelle plate-forme des mouvements kurdes, le Parti démocratique des peuples (HDP), « comme tout le monde », insiste-t-il. « Après ? Les vagues de répression se sont succédé toutes ces années, des milliers de membres ont été arrêtés, des milliers sont partis en exil, et pourtant nous sommes toujours là. » Depuis 2016, sur 65 maires élus, 54 ont été destitués, l’élection de six autres n’a pas été validée.
Grand gaillard jovial, à l’aise dans tous les milieux, Orhan Ayaz s’installe en banlieue de Diyarbakir en tant que restaurateur et patron d’une grande salle de mariages. Mettant en avant son expérience et son entregent, ses proches le poussent à se présenter à la mairie de sa ville natale, Bismil, une cité agricole située dans le nord-est du district de Diyarbakir, qui compte 120 000 habitants, 120 villages et une centaine de mosquées. C’était en mars 2019, deux ans après la destitution par Ankara de l’ancien maire, remplacé par un kayyum, un administrateur nommé par le pouvoir.
Orhan Ayaz est élu avec 72 % des voix. « La victoire était belle », dit-il. Il lui faudra toutefois attendre quinze jours pour que le Haut Conseil électoral accepte d’entériner l’élection de Bismil. « Ce jour-là, nous avons marché en direction de la municipalité, nous étions des milliers, du jamais-vu. Tout le monde chantait et dansait. Nous avons ouvert la porte de la mairie au peuple. Tout s’est déroulé dans le calme. Notre première action a été de jeter le portique de détecteur de métaux dans la rue ! » Il en rit encore.
Un audit est mené sur les dettes laissées par le kayyum, un nouveau budget élaboré et l’agenda municipal rétabli. Pendant cinq mois, Orhan Ayaz occupe sa fonction d’édile jusqu’à ce petit matin d’été où, à 5 heures, les policiers viennent frapper à sa porte pour procéder à son arrestation.
Ce jour-là, trois autres maires, dont celui de Diyarbakir, Selçuk Mizrakli, sont embarqués et incarcérés. « Aucun policier ne nous a dit pourquoi nous étions détenus. Un seul m’a juste demandé si j’étais maire HDP. J’ai évidemment dit oui, c’était ubuesque. »
Le lendemain, l’interrogatoire tourne au dialogue de sourds : « Ils m’ont demandé si j’avais rencontré des candidats HDP lors de meetings, si j’avais assisté à des cérémonies officielles du HDP et même si j’avais participé à une réunion dans une grande salle de fêtes à Diyarbakir dont ils m’ont montré une photo : évidemment que j’ai dit oui, la grande salle était la mienne ! »
Il hausse les épaules. « Nous avons été déchus uniquement parce que nous sommes membres d’un parti qui n’est même pas encore interdit ! », s’insurge-t-il. Lui ne passera que deux jours en prison, sans explication sur les raisons de sa libération. Au moment de partir, il demandera une dernière fois à un officier de quoi il était coupable. L’agent finit par lâcher : « D’être maire HDP. »
Selçuk Mizrakli, lui, est toujours derrière les barreaux. Il a été transféré à l’autre bout du pays, à Edirne, en Thrace orientale, dans le même centre pénitentiaire que Selahattin Demirtas, l’ancien coprésident du HDP, emprisonné depuis 2016.
Depuis l’éviction d’Orhan Ayaz, la mairie de Bismil a vu passer trois kayyum. « Je reçois un courrier tous les deux mois indiquant que je suis démis de mon poste de maire parce que je suis membre d’une organisation terroriste. C’est grotesque. »
Assis confortablement dans le bureau de son établissement, il assure qu’il ira voter à l’élection présidentielle du 14 mai. « Nous devons nous débarrasser de ce gouvernement et de ce système autoritaire qui ne tient que par la bouche d’un seul homme. » Avant d’ajouter : « La colère est grande et encore silencieuse, elle éclatera dans les urnes le jour du vote. »