Lemonde.fr | Angèle Pierre - Diyarbakir (Turquie), envoyée spéciale
Après les opérations « antiterroristes » du 25 avril, qui se sont traduites par une vague d’arrestations, les habitants de la ville se préparent à voter aux élections présidentielle et législatives du 14 mai. Une partie de l’électorat de moins de 30 ans est lassée des discours politiques identitaires et de la répression.
L’effervescence est palpable et les discussions vives, devant le palais de justice de Diyarbakir, dans le sud-est de la Turquie. Vendredi 28 avril, une quarantaine de personnes patientent devant les grilles du bâtiment, à l’affût d’un émissaire porteur de nouvelles.
La vaste opération « antiterroriste » du mardi 25 avril, menée par les forces de sécurité dans les milieux kurdes, de manière coordonnée dans vingt et une régions du pays, s’est soldée par 141 gardes à vue et 48 incarcérations. Orchestrée à moins de trois semaines des élections présidentielle et législatives du 14 mai, cruciales pour le pays, l’opération visant des avocats, des journalistes et des artistes actifs politiquement a suscité de vives critiques à Diyarbakir, préfecture d’une région peuplée en majorité de Kurdes.
« La police est venue vers 6 heures, raconte Fatma Kasimoglu Tamur, l’épouse de Resul Tamur, l’un des avocats appréhendés. Il n’y a pas eu de violence, mais ils ont fouillé la maison pendant près de deux heures, et ils ont pris des objets qui n’avaient rien à voir avec Resul, comme mon ordinateur et la tablette de ma fille. Mon mari est engagé dans la défense des médias kurdes. Il n’y a pas d’autres raisons [pour son arrestation], mais la presse libre ne se taira pas. » Mehmet Emin Aktar, l’avocat de M. Tamur, assure de son côté que « le dossier est vide ». « Il s’agit d’une opération conjoncturelle prévisible dans ce type de période [préélectorale], ajoute-t-il. L’Etat le fait régulièrement, cela n’a rien d’étonnant, mais il s’agit d’une opération qui n’a pas de sens. »
D’après l’avocat, le profil des juges et des procureurs a évolué depuis la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016, et de plus en plus de magistrats réputés « nationalistes et antikurdes » siègent désormais dans les tribunaux du sud-est de la Turquie. Depuis la fin du processus de paix (2013-2015), la coalition islamo-nationaliste au pouvoir s’est employée à mettre à genoux le mouvement kurde.
Le député sortant Sezgin Tanrikulu, candidat sur la liste du Parti républicain du peuple (CHP, centre gauche et nationaliste, première formation d’opposition), l’assure : « L’une de nos priorités [en cas de victoire] sera de mettre fin aux procédures judiciaires partiales et de réformer l’appareil judiciaire. Nous redonnerons son indépendance à la justice. » A quelques centaines de mètres du palais de justice, cet ancien président du barreau de Diyarbakir, en campagne, est venu à la rencontre de ses partisans au siège du CHP, le parti du candidat de l’opposition à la présidentielle, Kemal Kiliçdaroglu.
Figure incontournable du CHP concernant les problématiques kurdes, son nom figurait jusqu’à présent sur les listes électorales d’Istanbul, de façon à assurer son siège à la Grande Assemblée nationale de Turquie. Le parti tente aujourd’hui la stratégie inverse et le présente dans sa ville d’origine, Diyarbakir, dans l’espoir de faire une percée dans la « capitale » des régions kurdes de Turquie.
Alourdi par l’héritage d’une République turque oppressive pour les minorités, le CHP, fondé jadis par Mustafa Kemal Atatürk, peine à se départir de l’image d’un parti d’élites, aux réflexes plus nationalistes qu’inclusifs.
Pourtant, les récentes enquêtes d’opinion sur les tendances électorales du « vote kurde » révèlent un intérêt croissant pour ce mouvement. Les sondages de l’institut Rawest font part d’un bond de 2,7 % à 9,8 % des intentions de vote pour le CHP dans quatre grandes villes du sud-est du pays, par rapport à 2018, ce qui pourrait permettre au parti de ravir l’un des douze sièges de Diyarbakir aux législatives. Les deux grandes autres formations – le Parti de la justice et du développement (AKP, au pouvoir) et le Parti de la gauche verte (YSP), un mouvement récemment investi par les membres du Parti démocratique des peuples (HDP, le gauche prokurde) – enregistrent quant à eux un recul.
« Le HDP [YSP] vit une crise de leadership », confirme Roj Girasun, directeur de Rawest. « Dans nos enquêtes, nous constatons que le HDP perd du terrain (…) et le CHP est devenu fréquentable. Ici, ces électeurs ne sont pas nécessairement idéologiquement convaincus, mais ils sont d’accord pour voter pour le parti », poursuit-il, confirmant l’image d’une formation porteuse de changement institutionnel sur la question kurde.
« Le CHP développe un discours rassembleur qui me plaît », reconnaît Ayse, 23 ans, une étudiante en droit de l’université Dicle. Elle vient de retrouver ses amis Necati, Baran et Ali, dans la petite cour d’un han (une cour carrée historiquement utilisée comme étape sur les routes commerciales), pavée de la pierre de basalte noir caractéristique du centre historique de Diyarbakir. Un verre de jus d’hibiscus à la main, les quatre étudiants échangent sur leurs désillusions et leurs espoirs. « J’ai beaucoup de respect pour les personnes qui ont choisi de rejoindre la guérilla [le Parti des travailleurs du Kurdistan, PKK, classé terroriste par Ankara et ses alliés occidentaux], mais, aujourd’hui, on a besoin d’autre chose », assure Ayse.
Ils ont un souvenir amer du retour de la guerre dans les villes, en 2015, avec la reprise des affrontements entre le PKK et l’armée turque. Tous ont perdu un frère, une sœur, un cousin, un ami, et nourrissent un imaginaire politique désormais bien éloigné des idéaux révolutionnaires de leurs aînés. « La lutte armée n’est plus une option », confirme Ali, à la critique acerbe contre le YSP (ancien HDP).
Ce changement paradigmatique est porté par la génération née au tournant des années 2000, qui rebat les cartes du jeu politique dans les régions kurdes. Les discours politiques identitaires lassent une partie de l’électorat de moins de 30 ans, qui se tourne aussi vers de petits partis anticapitalistes comme le TIP (Parti des travailleurs de Turquie), allié du YSP au sein de la coalition, et le TKP (Parti communiste).
Comme dans le reste du pays, le vote de la jeunesse fait l’objet de toutes les spéculations. Les générations nées après 1980 constitueront 52,44 % du corps électoral le 14 mai, affiche le site d’information Dogrulukpayi, s’appuyant sur les données de l’institut national de statistiques TÜIK. La démographie très dynamique des régions kurdes y rendra d’autant plus central le vote de la jeunesse. Les primo-votants n’ont connu que le pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, mais ils s’informent essentiellement sur les réseaux sociaux et sont réputés moins conservateurs que les générations précédentes.
Conformément à la consigne de l’Alliance du travail et de la liberté, dirigée par le parti prokurde YSP, Ayse, Necati, Baran et Ali voteront sans hésitation pour le candidat de l’opposition, Kemal Kiliçdaroglu, à la présidentielle. Bien que très générale, sa promesse de régler la question kurde au Parlement a séduit, tout comme sa vidéo intitulée « Alevi », dans laquelle il brise un tabou en revendiquant son appartenance à une confession minoritaire.
Si les objectifs de démocratie, de justice et de paix précisés dans la feuille de route du parti prokurde, en septembre 2021, recoupent les chapitres du protocole d’accord de la « table des six », la coalition de six partis de l’opposition, l’absence de mention de la question kurde dans le programme de celle-ci a soulevé des interrogations sur sa capacité à élaborer des solutions concrètes au-delà des promesses de campagne.
Pour l’heure, la restauration d’un régime parlementaire et le retour aux standards démocratiques sont présentés comme l’antidote à tous les maux d’une société ultrapolarisée et usée par l’autoritarisme d’un pouvoir en perte de vitesse.