Liberation.fr | Hala Kodmani
Arrivé en tête du premier tour, le président sortant Erdogan, désormais soutenu par le candidat ultranationaliste Sinan Ogan, semble bien placé pour l’emporter ce dimanche 28 mai. Son rival d’opposition a fortement durci son discours, analyse le chercheur Yohanan Benhaim.
L’espoir de voir Erdogan partir ne semble presque plus permis en Turquie. Le second tour de l’élection présidentielle se tient ce dimanche 28 mai. Défiant les sondages qui le donnaient perdant, le chef de l’Etat turc est sorti du premier tour avec 49,5 % des voix et une confortable avance sur le candidat de l’opposition unie, Kemal Kiliçdaroglu (44,9 %, soit 2,5 millions bulletins de moins). D’autant qu’Erdogan semble avoir pris l’avantage, avec le soutien notamment de Sinan Ogan, candidat ultranationaliste qui fait office de troisième homme grâce aux quelque 5 % de voix obtenues le 14 mai. Responsable des études contemporaines à l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul, et responsable Turquie à Noria Research, Yohanan Benhaim décrypte cette fin de campagne.
L’appel du candidat ultranationaliste, Sinan Ogan, à voter Erdogan au deuxième tour est-il surprenant ?
Il faut surtout noter que c’est désormais l’extrême droite qui apparaît comme «faiseur de roi» pour ce deuxième tour, et non le parti kurde, comme on le considérait avant le premier tour, quand le HDP n’a pas présenté de candidat, pour favoriser l’élection de Kemal Kiliçdaroglu. Le poids politique de l’extrême droite nationaliste, qui totalise aux législatives 22% des voix divisés en trois partis, se ressent dans la campagne. Cela pousse le candidat de l’opposition à aller chercher des points à l’extrême droite. Le résultat est un tournant raciste nauséabonde dans le discours de l’opposition qui fait du vote un référendum pour ou contre l’immigration avec le soutien de Ümit Özdağ l’ancien partenaire de Sinan Ogan, qui s’est rallié lui à Kiliçdaroglu.
On assiste à une surenchère nationaliste dans la campagne pour le deuxième tour ?
Le ton de la campagne de l’opposition ces derniers jours tranche clairement avec celle du premier tour. Deux priorités sont apparues. D’abord, le rejet des Syriens et d’autres immigrés à renvoyer, avec des chiffres invraisemblables de 10 millions cités et une population qui représenterait une menace pour la sécurité des femmes. Ensuite, la lutte contre le terrorisme, et ce pour se défendre des accusations portées par Erdogan qui affirme, vidéo à l’appui que l’opposition est soutenue par le PKK. L’objectif était de faire apparaître la coalition au pouvoir comme la seule capable de protéger la nation.
Comment expliquer la résistance d’Erdogan et de son parti, l’AKP, auprès de l’électorat turc ?
Il faut parler d’électorats au pluriel puisque tous les électeurs de Turquie n’ont pas voté pour Erdogan et l’AKP, et se méfier de l’effet d’optique dans la lecture des résultats des législatives et du premier tour de la présidentielle. Aux parlementaires, le jeu électoral s’est fait autour de coalitions de partis. Donc même si les résultats indiquent une baisse du parti d’Erdogan, qui a réuni 35,5 % des voix contre 42,5 % au scrutin de 2018, et reste le premier parti de Turquie, c’est parce qu’il est allié au parti d’extrême droite du MHP et au parti islamiste du Nouveau Refah qu’il reste à la tête d’une majorité au parlement..
Mais les résultats du premier tour indiquent qu’Erdogan a réussi à creuser l’écart sur son rival de façon significative.
Aux présidentielles, Erdoğan fait un excellent score et manque de l’emporter de peu au premier tour. Il ne faut pas oublier des conditions de campagne inéquitables : absence de débat contradictoire, pas d’égalité de temps de parole, la télévision publique est complètement sous le contrôle du pouvoir et il n’y a que quelques rares télévisions privées à ne pas diffuser un discours pro-AKP. Les chaines d’information ont repris le discours du pouvoir et fait un véritable matraquage sur le « risque civilisationnel » que représentait l’opposition, sur sa supposée collusion avec le PKK et le terrorisme. Outre le terrorisme, les représentants du pouvoir ont aussi agité des paniques morales : les opposants seraient des « mécréants », des pro-LGBT, soutenus par des puissances étrangères. Une diabolisation qui a marché auprès de l’électorat. Mais ce sont surtout les promesses économiques et les cadeaux aux plus modestes faits par Erdogan qui ont servi, comme l’augmentation du salaire minimum et des retraites ou la gratuité du gaz.
Pourquoi l’opposition n’a-t-elle pas profité, justement, de la crise économique dont Erdogan est en grande partie responsable ?
En effet, la coalition d’opposition, tout en promettant le changement économique, n’a pas avancé de promesse de mesures concrètes pour les citoyens. Son programme était dans la continuité de la réforme institutionnelle prioritaire du retour à un système parlementaire plutôt que le système présidentiel instauré par Erdogan. Sur le plan économique, cela impliquait un renforcement de l’indépendance de la Banque centrale et la transparence des marchés publics. Mais il a sans doute manqué à l’opposition des propositions qui touchent à la vie quotidienne des catégories de population qui ont souffert le plus de la politique économique d’Erdogan.
Politiquement, l’autoritarisme d’Erdogan et sa personnalisation du pouvoir ne gênent donc pas tant que ça une majorité d’électeurs ?
Une partie de l’électorat turc souffre du système présidentiel autocratique instauré par Erdogan,. et les électeurs de l’opposition évoquent leur refus d’un système qui ne tient que sur la volonté d’un homme. Mmis celui-ci reste très populaire et charismatique. Il peut encore capitaliser sur son histoire et celle de l’AKPdes années 2000 qui a apporté la prospérité économique pour le pays. La thématique de la grandeur de la Turquie, sa stratégie de développement d’une industrie de défense nationale et ses initiatives diplomatiques sont autant d’éléments qui touchent la fierté de ses électeurs.
Faut-il considérer la victoire d’Erdogan au deuxième tour comme acquise ?
L’écart à rattraper est très important, les sondages le donnent gagnant et l’opposition est démoralisée par les résultats du premier tour. On ne peut savoir vraiment les effets d’un deuxième tour car il est inédit à une présidentielle dans l’histoire de la Turquie. Tout porte à croire que les électeurs de l’opposition sont les plus démobilisés, mais les électeurs de l’AKP, certains de la victoire, se rendront-ils autant aux urnes ? De ce qu’on voit du vote à l’étranger, la participation semble en hausse, sans qu’on puisse dire encore en faveur de qui. De plus, Kemal Kılıçdaroğlu a fait le pari de participer à une émission de débat en ligne, Babala TV, extrêmement populaire chez les jeunes, ce qui pourrait influencer les indécis dans la dernière ligne droite. Une victoire de l’opposition reste cependant très improbable.