Les plénipotentiaires à leur sortie du Palais de Rumine.
(Archives de la Ville de Lausanne, fonds Würgler/Hämmerli)
Letemps.ch | Luis LEMA
Cent ans après la signature du Traité de Lausanne, définissant les frontières de l'état turc issu de l’Empire ottoman, des millions de personnes en subissent encore les conséquences. Les explications de Kendal Nezan, président de l’Institut kurde de Paris
Ce samedi, se tient à Lausanne une rencontre internationale* dans le cadre des nombreuses commémorations des 100 ans du Traité de Lausanne de 1923. Vécu comme une tragédie et une trahison par les Kurdes et les Arméniens notamment, ce traité est aussi constamment mis en avant par le président turc Recep Tayyip Erdogan qui vient d’obtenir sa réélection. Le point avec Kendal Nezan, président de l’Institut kurde de Paris, l’un des coorganisateurs du colloque.
Le Temps: Les électeurs turcs viennent de donner un nouveau mandat au président Recep Tayyip Erdogan. Qu’est-ce que cela représente du point de vue kurde?
Kendal Nezan: Lors de son tout premier discours après sa réélection, Erdogan a désigné à la vindicte populaire Selahattin Demirtas, le chef politique kurde incarcéré depuis 2016. Le fait qu’il déclare ainsi la culpabilité d’un rival politique, hors de la compétence des tribunaux, montre assez qu’Erdogan entend poursuivre sur sa ligne du «la loi, c’est moi» et jouer sur le nationalisme, la lutte contre le terrorisme, autant de thèmes dont il a fait son fonds de commerce. Or, quelque 10 000 cadres et militants kurdes sont aujourd’hui en prison. Les Kurdes sont devenus les principales cibles à l’interne de l’ultranationalisme avec lequel Erdogan a conclu une alliance. A l’extérieur, ce sont les Grecs. Nous nous attendons à des années très sombres.
Ne voyez-vous aucun retournement possible? A l’origine, Erdogan s’était plutôt montré bien disposé à l’égard des Kurdes de Turquie…
Il y a eu en effet une période prometteuse où s’est engagé un processus de dialogue, voire de négociation pour trouver une solution avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Mais en 2015, alors qu’il était malmené dans les sondages, Erdogan a changé de tactique en s’alliant avec les ultranationalistes. Notez qu’Erdogan est un personnage éminemment pragmatique. Les Kurdes conservateurs sont les bienvenus dans son parti, mais ce qu’il refuse, ce sont des droits collectifs pour le peuple kurde. Dans les régions kurdes de Turquie, l’opposition à Erdogan a recueilli plus de 70% des voix. Ce n’était pas par adhésion au programme de Kemal Kiliçdaroglu (le rival malheureux d’Erdogan) mais bien par un rejet frontal du président sortant.
C’est néanmoins bien Erdogan qui dirigera la Turquie pour les 100 ans de la signature du Traité de Lausanne et de l’établissement de la République turque. L’occasion de redoubler de positions nationalistes…
La montée de l’ultranationalisme risque en effet d’avoir des répercussions. Ce thème est très exploité, et Erdogan en est venu à parler pompeusement d’un «siècle turc» qui serait le principal événement planétaire… C’est dans ce contexte qu’il faut notamment placer les velléités affichées de renégocier le Traité de Lausanne, avec les prétentions de la Turquie d’adjoindre quelques villes grecques ainsi que la province de Mossoul, en Irak, censée faire partie du «Pacte national» ottoman. Ces visées ont de quoi inquiéter les pays voisins.
Au fil des années, les Kurdes de Turquie, d’Irak, de Syrie et d’Iran ont souvent affiché de profondes divisions. Vont-elles aller en s’accentuant?
Après un siècle de frontières, il y a en effet des réalités différentes selon les pays. Mais il reste aussi un très fort sentiment d’appartenance commune. Le référendum en faveur d’un Kurdistan indépendant, organisé en 2017 dans le Kurdistan irakien, l’avait démontré avec un vote en faveur de 93%… Malgré les nécessités pratiques, le peuple kurde d’Irak ne porte pas dans son cœur le régime turc actuel. Les Kurdes restent unis dans leur aspiration de disposer d’un Etat. Faute d’y arriver, l’Occident doit impérativement œuvrer pour que les Kurdes puissent se réunir en associations, obtiennent des droits collectifs ou bénéficient d’un enseignement dans leur langue. Songez qu’à l’échelle de la seule Turquie, nous parlons de plus de 20 millions de personnes. C’est loin de représenter un problème marginal.
Au Kurdistan, le nom de Lausanne reste très présent dans les esprits. Une réalité que les Suisses oublient bien souvent…
La question n’a bien sûr rien à voir avec les autorités suisses, qui s’étaient contentées d’accueillir la réunion. Mais c’est vrai: le nom de Lausanne dans la région est associé à un traumatisme et à un désastre national. C’est de loin la ville suisse la plus connue, devant Genève, Berne ou Zurich. Un siècle plus tard, les plaies restent à vif.
* De Lausanne 1923 à Lausanne 2023, organisée par l’Association pour la promotion du Fonds Kurde Ismet Chérif Vanly (Afkiv). Informations ici