Des touristes au bord du Bosphore avec en toile de fond la mosquée d’Ortakoy: la récente réélection d’Erdogan n’est pas près d’encourager les valeurs démocratiques en Turquie. Keystone
Laliberte.ch | Sevan PEARSON
Le document signé à Lausanne en 1923 établissant la Turquie moderne a échoué à imposer la paix
Moyen-Orient Signé en juillet 1923, le Traité de Lausanne établissant la Turquie moderne sur les décombres de l’Empire ottoman peine aujourd’hui encore à contribuer à une paix durable dans la région. Alors que se tient aujourd’hui la cérémonie d’investiture et la prestation de serment du président réélu Recep Tayyip Erdogan, décryptage avec l’historien Hans-Lukas Kieser, professeur d’histoire dans les universités de Zurich et de Newcastle (Australie). Il vient de publier deux ouvrages sur le sujet, When Democracy Died (Quand la démocratie est morte) et Talaat Pacha, l’autre fondateur de la Turquie moderne. Il était au Musée historique de Lausanne pour un colloque il y a quelques jours et La Liberté l’a rencontré. Le Traité de Lausanne était censé apporter la stabilité au Moyen-Orient. Or tensions et conflits s’y poursuivent.
Hans-Lukas Kieser: Après quasiment une décennie de guerre au Moyen-Orient (entre 1914 et 1922, ndlr), le Traité de Lausanne a apporté de la stabilité au niveau diplomatique, en établissant des frontières reconnues. Mais il n’a pas résolu les vrais problèmes, à savoir une paix démocratique. Il a nié le droit à l’autodétermination des Arméniens, des Assyriens, des Kurdes et des Roums (autochtones de religion grecque orthodoxe, ndlr). Le Traité de Lausanne a aussi tué dans l’œuf l’espoir d’une démocratie en Syrie. Donc selon vous, la tragédie que vit ce pays aujourd’hui est en partie liée au Traité de Lausanne… Oui. Une délégation syrienne non officielle était présente lors des discussions et espérait toujours l’autodétermination. Elle
avait même un projet de Constitution parlementaire dans ses bagages. Mais la France et le Royaume-Uni ont préféré sacrifier cette perspective pour obtenir un mandat respectivement sur la Syrie et l’Irak. L’accord tacite avec les Turcs qui auraient pu déstabiliser la région: «Vous nous laissez faire ce que nous voulons dans ces deux territoires sans intervenir, et nous vous accordons une souveraineté pleine et entière sur toute l’Asie mineure (la Turquie actuelle, ndlr).»
Les Arméniens sont les victimes du traité. Ils ont subi un génocide perpétré par l’Etat ottoman durant la Première Guerre mondiale et auraient dû obtenir des réparations ainsi qu’un foyer national sur leurs terres historiques. C’est ce qui avait été prévu trois ans auparavant par le Traité de Sèvres, jamais ratifié. Et celui de Lausanne a mis fin à ces attentes. Les Kurdes, mais aussi les Assyriens et les Roums, ont également perdu leur droit à l’autodétermination. Les premiers n’ont jusqu’à ce jour pas obtenu de droits collectifs en Turquie. Quant aux Roums, ils ont été expulsés vers la Grèce dans le cadre d’un échange de populations entre ce pays et la Turquie.
Les Occidentaux ont fait preuved’hypocrisie, puisqu’ils pratiquaient la démocratie en métropole, mais pas ailleurs. Ils ont donc eu peu de mal à se mettre d’accord avec les éléments ultranationalistes au pouvoir à Ankara. Conséquence: à Lausanne, on a échoué à rétablir une Asie mineure plurielle et c’est la vision d’un Etat ethniquement homogène, «purifié» qui a gagné. Ce qui a été reconnu à Lausanne s’inscrit pleinement dans l’idéologie raciste émergeant à l’époque. Le succès turc a impressionné les nationalistes allemands de l’entredeux-guerres et a motivé les nazis dans leur radicalisme, y compris dans la perpétration du génocide des Juifs.
Pendant longtemps, un narratif triomphaliste a dominé en Turquie. Mais depuis l’arrivée au pouvoir d’Erdogan, les tendances révisionnistes s’accroissent. Le discours se focalise sur la perte de l’Empire et du califat. Le revanchisme s’impose peu à peu et des velléités expansionnistes se font entendre. Que faudrait-il pour ramener la paix et la sérénité dans la région?
Il serait dangereux de réviser le Traité de Lausanne en raison des visées expansionnistes d’Ankara. Il faudrait plutôt le surmonter grâce à de nouveaux contrats sociaux démocratiques dans les pays post- ottomans, autorisant l’autonomie et la fédération des différentes populations. Collaborer au-delà des frontières serait bénéfique pour les Kurdes, dispersés sur plusieurs pays. Il faut absolument soutenir les forces démocratiques dans la région.