Lemonde.fr | Par Angèle Pierre (Diyarbakir (Turquie), envoyée spéciale)
Les prochaines élections présidentielle et législatives ne sont prévues que pour juin 2023, mais l’opposition s’emploie à installer une atmosphère de campagne en Turquie en vue d’une échéance où le vote kurde s’avérera stratégique pour les partis en lice.
L’homme qui s’exprime sur la scène érigée sur une grande place de Diyarbakir, dans le sud-est de la Turquie, est un vétéran du mouvement kurde. Et il veut encore y croire. « Ce pouvoir est sur le départ ! Il va finir par tomber, mais nous, nous serons toujours là ! », s’exclame Ahmet Türk. Une clameur s’élève de la foule en réponse, et d’innombrables drapeaux rouge, jaune et vert s’agitent en cadence. Des centaines de milliers de personnes se sont déplacées en ce 21 mars pour célébrer Newroz, le Nouvel An kurde.
Une altercation entre manifestants et forces de l’ordre laisse un instant craindre un débordement, mais quelques brèves consignes données en kurde au microphone suffisent à convaincre les plus hardis de retourner docilement derrière les grilles de sécurité. La musique démarre et les danses traditionnelles reprennent immédiatement leurs droits sur la place. Ces quelques heures d’insouciance sont une bouffée d’oxygène dans un contexte politique particulièrement morose pour le Parti démocratique des peuples (HDP, prokurde) majoritaire dans la région.
Après avoir obtenu des succès électoraux historiques et une domination sans partage sur le sud-est kurde de la Turquie, le HDP ne s’est jamais relevé de l’effondrement, en 2015, du processus de paix entre Ankara et la guérilla kurde du Parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK, en guerre contre l’Etat turc depuis 1984. Le conflit armé sans merci qui avait repris dans les villes kurdes entre les militants du PKK et les forces de sécurité turques, de l’été 2015 au printemps 2016, a eu des conséquences désastreuses dans l’opinion et a considérablement affaibli le mouvement, qui subit toujours la répression d’Ankara.
Avec six députés, dont son leader charismatique, Selahattin Demirtas, sept maires et plusieurs milliers de militants derrière les barreaux, le HDP n’est plus que l’ombre de lui-même. Le 21 juin 2021, la Cour constitutionnelle a validé une procédure judiciaire qui pourrait mener à la dissolution du parti, accusé par la coalition au pouvoir d’être « la vitrine politique » du PKK. Mutilé par les autorités, le HDP, comme l’ensemble du mouvement kurde, a aussi perdu beaucoup de crédit auprès de sa base.
« La guerre des villes de 2015 est l’une des principales raisons de la colère des gens contre le mouvement kurde », décrypte Vahap Coskun, professeur de droit à l’université Dicle, de Diyarbakir. « Au sein de la population, l’idée est désormais ancrée que la solution ne viendra pas de la violence, assure-t-il. Et puis, cela fait quarante ans que cette guerre dure, et la population est épuisée. » L’armée turque avait fini par vaincre les forces du PKK : le bilan des combats, entre juillet 2015 et mars 2016, faisait état de près de 3 600 morts du côté de l’organisation, 355 morts du côté des forces armées turques et de près de 300 civils, d’après le site d’information DW Türkce.
Comme de nombreuses figures intellectuelles de Diyarbakir, M. Coskun travaille inlassablement à la résolution de la question kurde. « Politiquement, la prise en compte des revendications pourrait contribuer à la résolution du “problème kurde”, mais cela serait également bénéfique pour la démocratisation de la Turquie dans son ensemble ! », affirme l’universitaire.
Les prochaines élections présidentielle et législatives ne sont prévues que pour juin 2023, mais l’opposition s’emploie depuis plusieurs mois à installer une atmosphère de campagne dans le pays en vue d’une échéance où le vote kurde se révélera de nouveau stratégique pour les partis en lice. Bien que sa formation n’ait pas d’ancrage historique dans les régions kurdes, contrairement au Parti de la justice et du développement (AKP) de Recep Tayyip Erdogan, Kemal Kiliçdaroglu, leader du Parti républicain du peuple (CHP), s’est rendu à Diyarbakir le 10 mars, pour une série de rencontres très médiatisées. D’après l’institut de sondages Rawest, le principal parti d’opposition est crédité de 7,9 % des intentions de vote à Diyarbakir, quatre fois le score obtenu dans la région lors des élections législatives de 2018.
Alors que les candidats pressentis de la coalition au pouvoir et ceux de l’opposition sont au coude-à-coude dans les enquêtes d’opinion à l’échelle nationale, l’électorat du HDP s’impose de nouveau comme faiseur de rois. La démographie des régions du Sud-Est replace régulièrement le vote kurde au centre du jeu politique, mais les stratégies développées par les partis ne vont pas toujours dans le sens d’une recherche de solutions concrètes.
A l’automne, Kemal Kiliçdaroglu avait lancé un slogan de réconciliation sociale (« Helallesme »), invitation à effectuer un travail de mémoire sur les violations des droits humains commises tout au long de l’histoire de la République, et notamment à l’égard des populations kurdes. Les leaders du HDP n’étaient pourtant pas conviés à la réunion du 28 février, qui a rassemblé six partis d’opposition en vue de l’élargissement de la coalition républicaine. Le CHP est d’ailleurs régulièrement critiqué pour son manque de courage sur le dossier kurde. Il cumule un double handicap : sa base électorale souverainiste et son alliance avec les nationalistes du Iyi Parti (Le Bon Parti).
Mais que veulent désormais les Kurdes ? Si les régions du Sud-Est sont loin d’être politiquement homogènes, certaines revendications, comme le droit à l’éducation en langue maternelle, continuent d’être largement relayées. D’autres concepts idéologiquement chargés ont désormais été bannis du vocabulaire : celui d’« autogestion » a ainsi été troqué contre celui de « démocratie locale ». « Très honnêtement, aujourd’hui, je ne saurais pas dire quelles sont exactement les revendications du parti », admet Mehmet, pourtant militant de longue date. Pour lui, la publication, en septembre 2021, de la feuille de route du HDP tant attendue, a été une déception. « La situation des jeunes est catastrophique, se désole Serif, 22 ans, étudiant à la faculté des beaux-arts. Dans mon entourage, les jeunes sont soit en prison, soit dans la guérilla, soit à l’étranger… soit morts. Je constate une réelle démobilisation politique, et la situation économique est tellement grave que tout le monde cherche avant tout des solutions pour survivre avant de discuter politique. »
Du côté du pouvoir, il pourrait y avoir une tentation d’utiliser le leader historique du PKK, Abdullah Öcalan, emprisonné en Turquie depuis 1999, contre le HDP. « Öcalan n’apprécie pas les messages envoyés par Demirtas de sa cellule », avait ainsi déclaré le président Recep Tayyip Erdogan, au mois de janvier. Son intervention avait été abondamment commentée, mais, à Diyarbakir, les électeurs du HDP y ont vu les prodromes d’une déstabilisation calibrée du mouvement kurde.
« Il y aura de toute façon des tentatives de manipulation de l’électorat du HDP, assure le chercheur Mesut Yegen. Une des choses que le pouvoir va tenter de faire, c’est de discréditer Selahattin Demirtas et de limiter son influence. Si le HDP est dissous, Erdogan pourrait très bien choisir de mettre en avant Öcalan pour désorienter l’électorat kurde. » Et de conclure tristement : « Le vote des Kurdes sera central pour les élections. Ils sont de nouveau des acteurs déterminants, mais, à court terme, ils n’en tireront aucun avantage. »
Angèle Pierre(Diyarbakir (Turquie), envoyée spéciale)