Les chasseurs turcs qui décollent de l'aéroport militaire de Diyarbakir (sud-est de la Turquie), en direction des montagnes du nord de l'Irak, font trembler les vitres des maisonnettes de Baglar, l'un des quartiers les plus pauvres de la capitale des Kurdes de Turquie. Dans ce dédale de ruelles insalubres peuplées de villageois kurdes chassés par la guerre, le soutien aux rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) reste une évidence
Chez les Kaya (le nom de la famille a été modifié), les couleurs du Kurdistan - rouge, jaune et vert - sont accrochées au mur du salon. Sur le téléviseur, la chaîne satellitaire kurde Roj-TV égrène les dernières nouvelles du front. Le visage entouré d'un foulard blanc typique des paysannes du Sud-Est turc, Emine dissimule mal son anxiété. Elle grille cigarette sur cigarette. Son mari, Kejjo, lui, a arrêté de fumer. L'état de son coeur l'y a contraint.
Deux de leurs fils sont mobilisés dans les montagnes et participent aux violents combats qui opposent, depuis le 21 février, l'armée turque et la guérilla marxiste-léniniste du PKK. Erdal, 21 ans, effectue son service militaire dans les commandos de gendarmerie, dans la région de Sirnak, frontalière de l'Irak. Murat, 17 ans, "a disparu", dit Kejjo. En 2006, il est parti grossir les rangs du PKK. Les deux frères se retrouvent face à face dans ce conflit qui déchire des dizaines de familles de la région.
"NOS ENFANTS S'ENTRE-TUENT"
Kejjo montre une photo encadrée de ses deux fils, se tenant par les épaules. Les deux frères étaient très proches. Du moins jusqu'à ce que Murat décide de prendre les armes. Agé de 16 ans, le jeune homme claque la porte de la maison de Baglar à l'été 2006. "Le 10 juillet", précise la petite dernière, 10 ans.
Murat est d'abord parti pour fuir les conflits familiaux et l'autorité d'un père tyrannique. Sans rien dire, il a rejoint un frère qui travaillait à Istanbul. Mais l'aîné l'a aussitôt renvoyé à Diyarbakir. Une semaine plus tard, il est parti dans les montagnes. "Un soir, il est sorti vers 21 heures, se souvient sa mère. On ne l'a jamais revu."
Erdal, lui, n'a pas eu le choix. Le service militaire est obligatoire en Turquie. "Il est contre la guerre et il soutient la guérilla, certifie Kejjo : mais nous sommes inquiets pour l'un comme pour l'autre. Nous voulons la paix entre les Turcs et les Kurdes. Les leaders sont assis bien au chaud et, pendant ce temps-là, nos enfants s'entre-tuent. Il faut arrêter cette effusion de sang."
Le soldat Erdal a appelé ses parents mercredi. Tout allait bien. "On sait ce qu'il mange, comment il s'habille, dit sa mère : pour l'autre, on ne sait pas." Fatma, la jeune soeur, âgée de 20 ans, confirme : "C'est plus dur pour celui qui est dans les montagnes." Serdar, l'aîné des neuf enfants, avoue, admiratif, qu'il n'a pas eu le courage de son frère. "C'était un jeune garçon révolté qui voulait défendre ses droits. Je n'ai pas essayé de le retenir", explique-t-il. "S'il meurt, lance Kejjo, ce sera un martyr de son peuple et de sa terre".