lemonde | par Marie Jégo | 8/01/2021
Etudiants et professeurs protestent contre la nomination d’un recteur membre de l’AKP
Istanbul - correspondante
Echauffourées, jets de gaz lacrymogène, coups, arrestations : l’année 2021 a commencé sous le signe de l’agitation sur le campus de l’université du Bosphore, à Istanbul, où, pour la troisième journée consécutive mercredi 6 janvier, plus d’un millier d’étudiants ont protesté contre la nomination d’un nouveau recteur sur décret du président Recep Tayyip Erdogan.
La soudaine promotion de Me- lih Bulu, un universitaire falot mais doté de bons états de service au sein du Parti de la justice et du développement (AKP, islamo- conservateur, au pouvoir depuis 2002), a suscité l’ire des étudiants, de l’association des anciens élèves et d’une partie du corps professoral, lequel lui a tourné le dos, mardi, alors qu’il prononçait son discours d’investiture.
«Les universités sont à nous», «Nous ne voulons pas d’un recteur parachuté!», ont scandé les manifestants avant d’être dispersés par les forces de police, nombreuses sur le campus, dont un accès avait été verrouillé, les grilles d’entrée fermées par des menottes. Selon l’agence de presse étatique Ana- dolu, 36 étudiants ont été arrêtés depuis mardi. «La police menotte l’université du Bosphore!», s’est ému Cumhuriyet, le quotidien de l’opposition républicaine, tandis que l’hebdomadaire satirique Léman caricaturait Melih Bulu juché sur un cheval, paré de la bannière AKP, lancé « à la conquête » du vieil établissement d’enseignement.
Du jamais-vu « depuis 1980 »
Fondée en 1863, l’université du Bosphore (Bogazici, en turc) compte parmi les établissements publics les plus prestigieux du pays. L’enseignement se fait en anglais et une bonne partie de l’élite y a été formée. Sa situation géographique privilégiée conforte son rang. Le lieu est idyllique, une vraie carte postale, avec ses bâtiments historiques nichés au cœur d’un parc immense et arboré qui surplombe le détroit du Bosphore, dans le quartier huppé de Bebek, sur la rive européenne d’Istanbul.
La nomination du nouveau recteur par décret a choqué les milieux académiques, persuadés qu’elle marque la fin du statut d’exception pour Bogazici. «Les recteurs devraient être' cooptés et non pas nommés», a écrit un groupe d'enseignants de l’université dans un communiqué transmis aux médias dimanche. Le collectif critique le parachutage d’une personnalité «extérieure à l’établissement», du jamais-vu «depuis le coup d’Etat militaire de 1980 ».
Les putschs se succèdent et ne se ressemblent pas. Le plus récent, survenu le 15 juillet 2016, a été déjoué, mais il a causé plus de dégâts à la société civile que celui de 1980. Toutes les universités ont été purgées. Plus de 6000 enseignants ont été limogés sur décret, sans enquête ni possibilité de recours. Le plus souvent, leurs passeports ont été confisqués. Le président Erdogan en a profité alors pour s’arroger le pouvoir de nommer les recteurs, sans tenir compte de l’avis des établissements concernés. Parmi les vingt-sept recteurs nommés sur décret ces dernières années, vingt sont issus de l’AKP. Jadis, le conseil d'administration de l’université effectuait une présélection, une liste de candidats était alors soumise au président qui en retenait un. Désormais, ce dernier peut nommer qui bon lui semble. Les enseignants de Bogazici auraient dû le savoir.
A l’automne 2016, déjà, Mehmet Özkan, un enseignant favorable à l’AKP, avait été imposé au poste de recteur, en remplacement de l’universitaire élue par ses pairs à cette fonction quelques jours avant le putsch raté. «Cela fait longtemps qu’Erdogan veut tisser sa toile sur cette université, qu’il accuse d’agir contre "les valeurs nationales’’», explique un enseignant sous le couvert de l’anonymat.
«Les protestations arrivent trop tard. Bogazici a perdu son autonomie en 2016, quand Erdogan a imposé son candidat. Et quand la police est intervenue sur le campus deux ans plus tard pour disperser une manifestation, avec perquisitions des dortoirs et emprisonnement des étudiants contestataires, ce recteur proche du pouvoir n’a rien dit», poursuit l’enseignant.
« [Le président] a une revanche à prendre sur l’élite occidentalisée dont cette université est le symbole, il y a chez lui une volonté de nivellement par le bas », analyse l’universitaire Ahmet Insel. Son attitude trahit un point faible, « sa propre incapacité à imposer son projet d’hégémonie culturelle ». La preuve, «à Bogazici, il n’est pas parvenu à trouver une seule personne compatible avec les idées de son gouvernement».
Il a fallu aller chercher ailleurs. Melih Bulu, le nouveau recteur, n’a jamais enseigné à l’université du Bosphore, quand bien même il y a obtenu un master de management puis un doctorat. En revanche, il a été candidat de l’AKP aux législatives de 2015. Avant sa nomination surprise, l’homme présidait l’université Haliç, à Istanbul, un établissement privé de moindre qualité. Le quinquagénaire cumule les handicaps. «Son profil académique est faible », résume un professeur qui ne souhaite pas être cité. Il n’a pas une réputation de chercheur brillant, son niveau d’anglais laisse à désirer, sa probité intellectuelle aussi. Sur les réseaux sociaux, des accusations documentées de plagiat ont fait leur apparition. Ankarali Jan, un utilisateur de Twitter qui a analysé attentivement la thèse de doctorat du nouveau recteur, estime qu’elle a été rédigée «à partir de textes écrits par d’autres auteurs ».
Les autorités ont parachuté leur homme de main à l’université du Bosphore pour couper les ailes de cet établissement jugé trop indépendant. Ils ont agi de manière comparable dans les municipalités kurdes du sud-est du pays, où 59 maires démocratiquement élus lors des municipales de 2019 ont été remplacés du jour au lendemain par des administrateurs nommés par le pouvoir, appelés kayyum en turc. Le mot est revenu en boucle dans les médias d’opposition ces derniers jours pour qualifier le recteur Melih Bulu.
Régime autoritaire et institutions autonomes font rarement bon ménage. M. Insel décrit une «entreprise généralisée de démolition des institutions ». «Erdogan en prend bien à son aise avec les principes démocratiques et la légitimité des umes, poursuit-il. Comme Donald Trump, il se refuse à reconnaître les résultats des élections dès lors qu'ils lui sont défavorables. » ■