Recep Tayyip Erdogan, le 3 juin à Rabat. | AFP/FADEL SENNA
Le Monde.fr | 04.06.2013
Hamit Bozarslan
(Directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales)
Les contestations qui secouent Istanbul et plusieurs autres villes de Turquie traduisent la colère de trois acteurs radicalement différents. Le premier, de loin le plus important, regroupe les intellectuels et une jeunesse de sensibilité de gauche ou écologiste qui rejettent la volonté de l'AKP, le parti au pouvoir, d'imposer sa domination sur le corps, le temps et l'espace. Fort du soutien d'une grande partie de la bourgeoisie provinciale depuis sa conversion à un néolibéralisme à outrance, ainsi que des couches défavorisées clintélisées par ses politiques de charité, le gouvernement d'Erdogan transforme en effet la société, autant par de nouvelles diapositives juridiques que par un contrôle social accru.
Son projet de reconstruire à l'identique une ancienne caserne ottomane, un "shopping-mall" et une mosquée sur la place Taksim, en dit long sur la projection qu'il fait de la Turquie à l'horizon du centième anniversaire de la République en 2023. Or cette place, qui n'est pourtant pas connue pour sa beauté architecturale, est au cœur de la seule "zone libérée" d'Istanbul où la dissidence contre l'orthopraxie peut encore s'exprimer avec une grande liberté.
La gauche radicale constitue le deuxième acteur de la scène. Insignifiante sur le plan électoral, elle ne dispose pas moins d'un héritage historique puissant marqué par des décennies de luttes et de répressions. Sur un plan sociologique, elle se nourrit également de la marginalisation de la communauté alévie (de 15 à 20% de la population), qui fut victime de nombreux pogroms dans un passé pas si lointain. L'attachement du pouvoir à un sunnisme militant a pris récemment une tonalité nettement outrageante aux yeux des membres de cette confession alide : Recep Tayyip Erdogan a en effet jugé bon de nommer le troisième pont qui va relier les deux rives du Bosphore Yavuz Sultan Selim ("Selim le Cruel") (1465-1520), sultan longtemps célébré par l'Etat pour avoir, au début de XVIe siècle, "anéanti les hérétiques".
UN "SURSAUT NATIONAL" CONTRE LES "ENNEMIS"
Enfin, il faut mentionner un courant national-socialiste dont certaines figures viennent d'une ancienne gauche radicale. Procédant à un transfert de concepts du socialisme à l'ultranationalisme, celui-ci considère les Turcs comme une ethnie et une classe opprimée par d'autres "ethno-classes" - Arménienne, Grecque, juive ou encore Kurde- et menacée dans son existence par les "impérialismes" euro-américains. Trouvant ses idoles dans Mustafa Kemal (1881-1938) et Talaat Pacha (1874-1921), architecte du génocide des Arméniens, il tente de transformer cette révolte d'indignation en un "sursaut national" contre les "ennemis" de l'intérieur et de l'extérieur.
Face à l'ampleur des manifestations, le premier ministre Recep Tayyip Erdogan semble se trouver sans réponse autre que la surenchère dans la provocation ou la menace de mobiliser ses propres troupes. Pourtant, dans la première moitié des années 2000, son parti avait suscité de nombreux espoirs y compris au sein de la gauche libérale qui voyait en lui l'homme qui allait briser les tabous séculaires du pays, diminuer le poids des militaires et réaliser le rapprochement avec l'Europe. A partir de 2008-2009 cependant, alors qu'il a su effectivement marginaliser l'armée–du moins provisoirement- et se rassurer de sa capacité de construire un véritable bloc hégémonique par les urnes (50% de votes en 2011), son parti a cessé d'être une force "hors-système" pour devenir le maître d'œuvre d'un projet étatique consistant à refonder la société sur une base ultraconservatrice.
CULTE DE PUISSANCE
Son virage autoritaire, qui s'est traduit notamment par de nombreuses arrestations d'intellectuels de gauche, se nourrit d'un culte de puissance identifiant l'homme Erdogan à la "Nation turque et musulmane", laquelle est invitée à être fière de son passé et à assumer "ses responsabilités dans son ancien espace impérial". Si, au grand dam des courants nationalistes, l'AKP a reconnu l'existence des Kurdes –à charge pour eux de se mettre au service de la "nation turque et musulmane"-, il les a rejoints sur la négation du génocide des Arméniens ou sur la qualification de toute expression d'une pensée libre comme un délit et toute dissidence intellectuelle comme une forme potentielle de "terrorisme".
Mais le principe de majorité électorale, que Recep Tayyip Erdogan accepte comme seul synonyme possible de la démocratie, se heurte aujourd'hui aux réalités d'une société qu'il n'est plus en mesure de comprendre. Son gouvernement nous rappelle que les pouvoirs payent toujours leur volonté de régner par l'hégémonie au prix fort de crises épistémologiques, les laissant désarmés face aux contestations auxquelles ils donnent eux-mêmes naissance.
La place de la Division, c'est ainsi qu'on peut traduire fidèlement le nom de la place Taksim qui tire son origine du partage des eaux de la ville, avant de signifier la politique de partition qu'Ankara voulait mettre en œuvre à Chypre dans les années 1950. Bien après une brutale invasion turque de 1974 qui a ensanglantée cette île, Taksim devient aujourd'hui le théâtre où se manifestent dans la violence les divisions d'une société, qu'on n'a cessé de vouloir homogénéiser depuis des décennies.
Hamit Bozarslan est aussi l'auteur de L'Histoire de la Turquie de l'Empire à nos jours, Paris, Tallandier, 2013.