| 07.10.06 | 13h36 • Mis à jour le 07.10.06 | 13h36
HABOUR (frontière turco-irakienne) ENVOYÉE SPÉCIALE
'ambiance a bien changé au poste frontière turc de Habour, face au Kurdistan d'Irak. Les cauchemardesques files de camions-citernes de pétrole, qui s'allongeaient jusqu'à l'hiver 2005 sur des dizaines de kilomètres de part et d'autre de la frontière, ont disparu. Le poste frontière a été agrandi, avec de nouvelles installations, modernes et presque élégantes.
Mais le tableau n'est positif que pour les voyageurs d'occasion. Car ces lieux sont quasi déserts, le flux quotidien des véhicules étant tombé de plusieurs milliers à quelques centaines au plus. Le résultat est désastreux pour les populations d'ethnie kurde vivant des deux côtés de la frontière, dont l'avenir dépend des relations entre Ankara et Erbil, "capitale" d'un Kurdistan d'Irak peu aimé de tous les dirigeants voisins.
La Turquie, notamment, refuse toujours de reconnaître ce "quasi-Etat" qui se développe à ses côtés. Elle ne veut traiter qu'avec Bagdad, de crainte de voir un Kurdistan indépendant encourager le séparatisme des Kurdes de Turquie.
C'est avec Bagdad qu'Ankara négociait l'importation de brut irakien, réexporté ensuite, sous forme de produits raffinés, en Irak, dont les raffineries sont moribondes. Mais ce troc a pratiquement pris fin à Habour, et chacun accuse l'autre d'en être responsable.
Car la crise nuit au plus grand nombre. Au Kurdistan d'Irak, l'essence n'est plus vendue qu'au marché noir. Toutes les stations-service sont fermées, au profit d'un circuit occulte qui s'achève par des milliers de revendeurs installés au bord des routes avec leurs bombonnes d'essence, dont le prix a été multiplié par cinq.
Côté turc, c'est le marasme pour les familles kurdes de la région qui vivaient du trafic frontalier. Comme chauffeurs de camions-citernes, ou chauffeurs de taxis - lesquels ne sont plus autorisés à ramener certaines quantités d'essence d'Irak, où elle était la moins chère du monde, alors qu'elle est une des plus chères en Turquie.
Les Kurdes d'Irak disent généralement que la Turquie impose ainsi un embargo non déclaré sur leur principale porte terrestre, pour les punir d'aspirer à l'indépendance, pour les inciter à sévir contre les bases des rebelles kurdes du PKK à l'extrême nord de l'Irak, et, enfin, pour les dissuader de vouloir annexer le centre pétrolier de Kirkouk.
FONCTIONNAIRES CORROMPUS
Ankara s'en défend, arguant de l'importance des sociétés turques qui travaillent au Kurdistan d'Irak avec sa permission ; de l'importance de l'électricité que la Turquie fournit à ce même Kurdistan en quantités croissantes ; ou de l'exportation d'autres produits, comme le gaz liquéfié, le ciment, les voitures, etc., qui se poursuit par Habour. Pour expliquer alors la chute du flux de pétrole à cette frontière, des responsables turcs ont parlé de "réorganisation de tous les services concernés".
Traduction locale : une trentaine de fonctionnaires accusés de corruption ont été démis. Parmi eux, un procureur chargé au départ d'enquêter sur ces trafics mais qui était devenu l'homme qui décidait quels camions pouvaient passer... Un procureur qui, aux dernières nouvelles, serait à nouveau là, à diriger le trafic, auquel participe aussi l'armée turque, assurent des habitants de la région.
Une autre version a été fournie au Monde par Safeen Dezai, chef des relations internationales du PDK (le parti du président de la région du Kurdistan, Massoud Barzani). "Auparavant, deux douzaines de sociétés turques assuraient le transit du pétrole par Habour, mais l'Irak a demandé que leur nombre soit réduit à trois. Les Turcs en ont alors proposé douze, mais Bagdad veut pouvoir les choisir. Chacun aurait son profit avec certaines sociétés", a-t-il affirmé. Sans expliquer, toutefois, pourquoi les forces de sécurité du Kurdistan d'Irak, toutes puissantes sur le terrain, ne mettent pas fin au marché noir local...
L'essence y provient désormais du reste de l'Irak et d'Iran, en partie à dos de mulet par les montagnes kurdes. C'est un des paradoxes de l'économie en plein essor du Kurdistan d'Irak, dont certaines distorsions (corruption, dépenses de prestige...) sont déjà celles propres aux Etats pétroliers, alors même que les petites sociétés pétrolières étrangères qui prospectent - dont une turque - ne devraient pas produire avant deux ans.
Si d'ici là le partage du pétrole de l'Irak a été réglé entre ses régions autrement que par une extension de la guerre au Kurdistan d'Irak, où ne manqueraient pas de s'engouffrer alors ses voisins turcs et iraniens.
Sophie Shihab
Article paru dans l'édition du 08.10.06