Le président tuc Recep Tayyip Erdogan, le 4 décembre à Watford, près de Londres. CHRISTIAN HARTMANN / AFP
lemonde.fr | Par Marie Jégo, Nathalie Guibert et Jean-Pierre Stroobants | le 5/12/2019
Jusqu’au bout, la Turquie aura poussé son avantage. Recep Tayyip Erdogan a joué les perturbateurs, en menaçant ses alliés de l’OTAN de ne pas signer la déclaration finale de la réunion du 70e anniversaire de l’Alliance, à Londres. En début de journée, mercredi 4 décembre, le président turc n’a pas dit un mot, ni laissé transparaître son humeur. Est-ce parce que sa stratégie de la tension n’a rien produit de décisif à son profit ?
Après avoir soulevé la réprobation de tous pour son offensive lancée en Syrie, au mois d’octobre, contre les Kurdes, jusqu’alors alliés de la coalition américaine contre l’organisation Etat islamique (EI), Ankara avait multiplié les provocations.
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En prélude à la réunion de Londres, le président Erdogan n’a pas hésité, comme le lui a reproché son homologue français Emmanuel Macron, à « prendre en otage les plans de défense de la Pologne et des Baltes, en exigeant que les alliés déclarent les Kurdes des YPG [Unités de protection du peuple] comme un groupe terroriste ». Il a aussi bloqué – puisque toutes les décisions de l’OTAN se prennent à l’unanimité des vingt-neuf Etats membres – une mission en mer Noire. La délégation turque, enfin, a torpillé le passage de la déclaration finale sur les relations entre l’Union européenne et l’OTAN, au moment où Ankara provoque de vifs incidents avec un autre allié, la Grèce, en envoyant des bateaux dans les eaux chypriotes.
La Turquie a été « d’une grande aide », selon Trump
Mardi, à Londres, tout commence ainsi très mal, après l’échec d’une tentative de conciliation dans la soirée, sur la question terroriste. La chancelière allemande Angela Merkel n’a pas réussi à convaincre Recep Tayyip Erdogan de faire preuve de « flexibilité », indique une source turque. Les alliés baltes et polonais sont tentés de céder sur la demande d’Ankara, pour ne pas compromettre les renforts otaniens qu’ils attendent face à la Russie. Les officiels turcs exigent que l’OTAN mentionne un texte de 2015, dans lequel huit pays membres avaient reconnu le caractère terroriste des YPG. Avant de renvoyer la balle à la France : puisque Paris mentionne le terrorisme comme « priorité » pour l’OTAN, qu’elle résolve le problème !
Dans l’après-midi, la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne et la Turquie tentent d’avancer sur le sujet syrien dans une réunion spéciale. « Nous n’avons pas levé le désaccord aujourd’hui », admet Emmanuel Macron à son issue. « La France poursuit le PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan] comme organisation terroriste », note-t-il, mais les groupes liés « avec lesquels la coalition a combattu ne sauraient en totalité être qualifiés de groupes terroristes. Il ne faut pas oublier qui a su se battre contre Daech ». Et le président français d’ajouter, en demandant à Donald Trump de l’aider à clarifier ce point : « La Turquie parfois travaille avec des relais locaux de l’EI. »
Emmanuel Macron critique aussi l’achat des S400 russes. Mais le locataire de la Maison Blanche est d’humeur plus conciliante sur les deux questions. La Turquie a été « d’une grande aide » dans le raid américain contre le chef de l’EI, Abou Bakr Al-Baghdadi, souligne Donald Trump.
« Les Turcs ne voulaient pas être bloquants »
Mercredi matin, le président lituanien, Gitanas Nauseda, annonce une embellie. Une rencontre entre la Turquie et les pays baltes va avoir lieu. « Nous allons arriver à un compromis », déclare-t-il. Puis la présidence turque confirme, dans l’après-midi, avoir rencontré Donald Trump – une entrevue bilatérale longtemps en suspens. Les deux hommes ont fait assaut d’amabilités. M. Trump a défendu sa décision, en octobre, de retirer les troupes américaines du nord de la Syrie, affirmant que les efforts de la Turquie dans la région méritaient le « plus grand respect ». La rencontre a été « très productive », estime Fahrettin Altun, le directeur de la communication de M. Erdogan.
La déclaration commune finit par être signée, sans que la question de la qualification terroriste des YPG ait été abordée en conseil par les vingt-neuf pays membres. Rien n’a filtré sur les raisons qui ont pu pousser le président turc à renoncer au genre de marchandage dont il est coutumier, sa tactique majeure pour obtenir des concessions. La volte-face est qualifiée de « succès » par le président lituanien. « Aucune contrepartie ne nous a été demandée. Nous avons tous remercié le président Erdogan pour sa solidarité », déclare-t-il à la presse. « Les Turcs ont adopté une posture très dure, mais ils ne voulaient pas être bloquants », résument les diplomates otaniens. Ils veulent encore moins sortir de l’Alliance.
En dépit de tout, des décisions ont été prises à Londres sur la présence militaire de l’OTAN en Pologne et dans les trois États baltes, conclut le secrétaire général, Jens Stoltenberg, en inlassable avocat du compromis : « Nous avons triplé la taille de la force de réaction rapide de l’OTAN, nous avons lancé une nouvelle initiative pour être encore plus réactifs. Ces plans sont régulièrement mis à jour, et aujourd’hui, il y a eu un accord pour une nouvelle actualisation. »
La Turquie peut capitaliser sur cette étrange réunion des 70 ans, estiment des sources internes : la reconnaissance, par les alliés, de ses intérêts sécuritaires a eu lieu. Cela ne veut pas dire que les dossiers avanceront de meilleure manière dans les mois qui viennent, tant les réalités militaires et politiques de l’Alliance continuent de se heurter, en ce qui concerne la Turquie.
Marie Jégo (Istanbul, correspondante) , Nathalie Guibert (Londres, envoyée spéciale) et Jean-Pierre Stroobants (Londres, envoyé spécial)