Lundi 14 octobre, à Akçakale, dans le sudest de la Turquie, près de la frontière syrienne. LEFTERIS PITARAKIS/AP
lemonde.fr | Par Benjamin Barthe, Suruç (Turquie) Envoyé spécial | 15/10/2019
REPORTAGE
Ce n’est peutêtre plus qu’une affaire de jours. Le drapeau jaune du PYD (Parti de l’union démocratique), qui flotte sur les champs de Kobané, dans les confins du nord de la Syrie, pourrait bientôt être remplacé par la bannière rouge, blanche et noire, du gouvernement de Damas. Le symbole de l’autonomie de fait conquise par les Kurdes, que l’on distingue depuis Suruç, la ville turque voisine, pourrait s’effacer sous peu devant l’emblème de l’Etat syrien.
Hasard cruel du calendrier, ce retournement de situation, conséquence de l’offensive antiPYD lancée la semaine dernière par la Turquie, survient cinq ans après la bataille de Kobané. La résistance opiniâtre de la ville, à l’automne 2014, face aux hordes de l’organisation Etat islamique, avait suscité l’admiration de l’Occident et convaincu les Américains de s’appuyer sur les YPG (Unités de protection du peuple), la branche armée du PYD, dans la lutte contre les djihadistes. Cette guerre de rue acharnée avait régénéré le nationalisme kurde et lancé l’expérience du Rojava, l’autoadministration kurde dans le NordEst syrien. « Ça me démoralise, soupire Mervan, un étudiant de Suruç, localité à 100 % kurde, qui s’identifie à ses frères syriens de Kobané. Il y a quasiment cinq ans le monde entier nous soutenait. Nous avions l’impression de nous approcher de notre rêve, la création d’un Etat. Aujourd’hui, tous les Etats nous laissent tomber, et le seul choix qui nous reste, si nous ne voulons pas être massacrés, c’est de refaire allégeance à Damas. »
Conformément à l’accord passé, dimanche 13 octobre, entre le PYD et le régime du président Bachar AlAssad, les forces gouvernementales ont commencé à se redéployer dans le nord de la Syrie. Les troupes régulières ont pénétré dans Manbij, sur la rive occidentale de l’Euphrate, ainsi qu’à Ayn Issa et de Tall Tamer, plus à l’est. Des zones qu’elles avaient abandonnées en 2012, sous les coups de boutoir de l’insurrection antiAssad. C’est l’attaque de la Turquie, hostile à toute gouvernance kurde à sa frontière, qui a permis ce bouleversement. Mais l’opération n’aurait pas eu lieu sans le feu vert tacite du président américain Donald Trump, qui, d’un coup de tête, a ordonné le rapatriement des soldats américains stationnés en Syrie, en soutien aux YPG. Entre la perspective d’un écrasement sous la botte des soldats turcs et de leurs supplétifs syriens, et celle d’un retour sous la férule du pouvoir central, les Kurdes du PYD ont choisi la seconde option. Les détails du compromis, notamment l’étendue du redéploiement des loyalistes, ne sont pas connus. Les hommes d’Ankara devraient les empêcher d’approcher du tronçon de 120 kilomètres, entre Tall Abyad et Ras AlAïn, dont ils se sont déjà emparés. Mais à l’est comme à l’ouest de cette zone, notamment à Kobané, la population s’attend à devoir recomposer avec le régime syrien. L’échappée belle des Kurdes, qui ont rêvé de liberté pendant cinq ans, sous la protection de l’aviation américaine, se termine en queue de poisson.
Surveillée de très près Mervan est l’un des rares habitants de Suruç à oser s’exprimer sur le sujet. La bourgade agricole, bastion du HDP, le parti turc prokurde, est surveillée de très près par Ankara. Policiers, militaires, indics, le régime a des oreilles partout. A la moindre question en public, les visages se ferment et les regards fuient. La tuerie de juin 2018, lorsque les gros bras d’un baron de l’AKP, le parti au pouvoir, ont abattu trois habitants qui lui reprochaient de venir faire campagne dans leur ville, reste très présente dans les esprits. La peur du pouvoir est palpable, physique, immédiate.
Vendredi pourtant, deux jours après le début de l’offensive turque, trois personnes ont péri, en lisière de la ville, dans des tirs de mortier provenant de Kobané. Mais même de cela, les gens de Suruç ne veulent pas parler. « Tout le monde ici pense qu’il s’agit d’une provocation, montée de toutes pièces par le pouvoir, pour semer la division entre nous », confie Firat, un quadragénaire qui reçoit dans son bureau, à l’abri des regards et des caméras du centreville.
Il y a cinq ans, lui aussi avait cru que le grand jour approchait, que les Kurdes allaient enfin rompre avec leur statut d’éternel sacrifié de l’Histoire. Comme beaucoup, il s’était investi dans les réseaux de soutien clandestin à Kobané, acheminant à la faveur des médicaments et de la nourriture à la cité en guerre. « Les anciens me disaient de ne pas m’emballer, que la communauté internationale finirait comme toujours par nous lâcher, comme au début du XXe siècle », racontetil. Une référence à l’Etat kurde, prévu par le traité de Sèvres, signé en 1920 mais qui n’a jamais vu le jour. « Je ne voulais pas les écouter, poursuitil, j’étais persuadé que notre bon droit l’emporterait. Mais aujourd’hui, je réalise qu’ils avaient raison. Et ce sentiment me déprime. »
A la mairie, un gros cube gris dressé en face d’une statue d’Atatürk, le père de la Turquie moderne, l’amertume suinte des murs. Le dépit est tel que les élus du HDP se préparent à un éventuel afflux de réfugiés de Kobané. Recensement des bâtiments vides, collecte de matelas et de nourriture, etc. « Nous nous sentons abandonnés, trahis, brisés. C’est une sensation horrible », confie Natide Kilic, une conseillère municipale. Pour ne pas sombrer, les membres du parti prokurde s’accrochent à l’idée que les gains des cinq dernières années ne sont pas tous perdus. Le flou qui entoure l’accord de redéploiement de l’armée syrienne les incite à penser que la nouvelle équation politique, en germe dans le nordest syrien, fera une place aux YPG. « Ce n’est pas un effondrement total, assure Mehmet Kosti, un adjoint municipal. Le monde entier a vu comment les combattants kurdes ont triomphé de Daech. Personne ne les dissoudra dans l’armée syrienne. »
Firat veut y croire lui aussi. « Le drapeau du régime sera rehissé à la frontière, c’est très probable. Mais on ne reviendra pas pour autant à la situation d’avant 2011. Les YPG sont là et ils conserveront un rôle ». L’esprit de Kobané, cette culture de la résistance, vacille, mais il refuse de s’éteindre.