- Marie-Michèle Martinet - [27 décembre 2005]
DEPUIS LE DÉBUT de l'automne, les procès se succèdent en Turquie, alimentés par l'article 301 du nouveau code pénal qui sanctionne les «insultes envers la nation turque». Intellectuels, journalistes et écrivains sont particulièrement visés par cet article, comme l'illustre la procédure en cours contre le romancier à succès Orhan Pamuk.
Dans l'attente de son procès, reporté au 7 février, il vient de faire l'objet de nouvelles investigations du procureur pour «insulte à l'armée turque» à la suite d'une interview accordée au quotidien allemand Die Welt. Quant au journaliste arménien de Turquie Hrant Dink, déjà condamné en octobre à six mois de prison avec sursis, il vient d'être inculpé de nouveau, avec trois de ses confrères du journal Agos, pour tentative d'influencer la justice, à la suite d'un article publié au lendemain de sa condamnation.
Deux articles critiques sur les limites de la démocratie en Turquie
Ces nouvelles affaires s'inscrivent dans le cadre d'une offensive judiciaire tous azimuts. Pour un livre publié en 2004 évoquant les évacuations forcées de villages kurdes, arméniens et chrétiens, l'écrivain turc Zulkuf Kisanak vient d'être condamné à 5 mois de prison commués en amende de 3 000 YTL (1 850 €). Son éditeur, Aziz Ozer, a écopé du double de cette peine pour deux articles critiques portant sur les limites de la démocratie en Turquie. Dans le même temps, une procédure vient d'être engagée contre une romancière grecque dont le livre, Les Sorcières d'Izmir, offrant aux lecteurs une image de la Turquie et de ses habitants pas toujours très glorieuse, s'est vendu à plus de 25 000 exemplaires.
Réagissant à cette avalanche de sanctions, le président du Conseil de la presse de Turquie, Oktay Eksi, a appelé à une correction rapide du nouveau code pénal turc adopté au printemps 2005. «Sinon, les salles de tribunal et les prisons seront pleines de journalistes. La Turquie ressemblera à un pays du tiers-monde», a-t-il prévenu. Plus diplomatique, mais tout aussi inquiet, le très influent président de la confédération patronale Tüsiad, Omer Sabanci, vient à son tour de faire référence aux procès en cours et aux menaces qu'ils font peser sur la liberté d'expression. Il a regretté notamment des «retards et des confusions dans la mise en oeuvre de certaines réformes».
Autre membre éminent de la puissante Tüsiad, Mustapha Koç vient, pour sa part, de s'exprimer sur un autre procès qui, s'il n'est pas fondé sur l'article 301 du nouveau Code pénal, suscite en Turquie au moins autant de réprobation. La procédure engagée vise le recteur de l'université de Van, Yücel Askin, qui serait impliqué dans une affaire de fraude. Arrêté puis mis en détention provisoire, Yücel Askin, victime dans sa cellule d'une attaque cardiaque, a dû comparaître devant les juges en fauteuil roulant. Des voix de plus en plus nombreuses en Turquie dénoncent les conditions de ce procès qui, selon eux, n'est rien d'autre qu'un lynchage politique orchestré par le gouvernement, accusé de vouloir régler ses comptes avec le recteur, connu pour son engagement farouchement pro-laïc.
Le patronat turc s'inquiète pour l'image du pays à l'étranger
En prenant la défense du recteur Askin, Mustapha Koç, qui a jugé «inacceptables» les conditions de cette procédure judiciaire, s'est attiré les foudres du premier ministre, Recep Tayyip Erdogan. Apparu furieux, jeudi dernier devant les caméras de télévision, le chef du gouvernement a accusé ce grand patron, président de Koç Holding, le plus important conglomérat du pays, d'avoir «violé la Constitution». Dans le même temps, le procureur en chef d'Ankara, Hüseyin Boyrazoglu, ordonnait une enquête portant sur une éventuelle mise en cause de l'indépendance des juges.
Les intérêts économiques et financiers du pays auront finalement eu raison de ce conflit inédit entre le patronat turc et le gouvernement : pour ne pas affoler les marchés financiers avant la reprise des cotations en Bourse, dès hier matin, à l'issue d'intenses conversations téléphoniques, la crise arrivait à son terme. Mais l'incident devrait laisser des traces.