Armée turque : un Etat dans l'Etat

28 mai 2007 | ISTANBUL CORRESPONDANCE - Sophie Shihab

l y a deux ans encore, alors que l'optimisme proeuropéen régnait en Turquie, le pouvoir y semblait en voie irréversible de démilitarisation. Le 27 avril dernier, un communiqué de l'armée, menaçant d'intervenir dans la crise politique que traverse le pays, a suffi à ruiner cette certitude. Régulièrement, le poids des militaires dans la politique turque, plus léger en périodes de stabilité, s'alourdit en temps d'incertitudes.

Des soldats turcs, patrouillant à Ankara, en novembre 2006.
AFP/DIMITAR DILKOFF
Des soldats turcs, patrouillant à Ankara, en novembre 2006.
Déjà sous l'Empire ottoman, que l'on définit parfois par la formule "une armée avant toute chose", il arrive aux janissaires d'assassiner et d'introniser vizirs et sultans. Mais c'est aussi le corps des officiers ottomans qui tente de moderniser l'empire. Sur ses cendres, le général Mustafa Kemal Atatürk, nourri de l'idée que l'armée est "l'âme de la nation", fonde la République moderne en 1923.

Le service militaire, créé en 1927, participe à sa grande tâche : inculquer au pays, au besoin par la force, la "civilisation" : laïcité et modes culturels occidentaux, sur fond d'exaltation de l'ethnie et de la nation turque. Après la mort d'Atatürk, les militaires font du "kémalisme" un dogme et s'arrogent le devoir de veiller à son respect "éternel" pour s'immiscer dans la vie politique - ce que le dirigeant disparu n'admettait pas.

En 1950, après vingt-sept ans de parti unique, des élections donnent le pouvoir au Parti démocrate, proche des religieux. L'ouverture économique et politique, avec adhésion à l'OTAN, amène aussi désordre puis autoritarisme. Au point que la prise du pouvoir par de jeunes officiers radicaux, en 1960, renforce le prestige de l'armée, perçue comme facteur de stabilisation par une société globalement respectueuse de la hiérarchie. Les généraux en profitent : ils rédigent une nouvelle Constitution avec un Conseil national de sécurité (MGK), sorte de cabinet militaire de l'ombre, et se donnent, via le règlement intérieur de l'armée, le devoir de "protéger la République telle que définie dans sa Constitution".

Ce scénario d'un coup d'Etat militaire sauvant la démocratie se répète en 1971 et, sur un mode majeur, le 12 septembre 1980 : une quasi-guerre civile ayant fait près de 5 000 morts est suivie par trois ans de dictature militaire totale, avec exécutions sommaires et intégration de nervis ultranationalistes dans les structures d'Etat. Les séquelles de ce "sauvetage" pèsent encore à ce jour. La Constitution de 1982, écrite par les putschistes et adoptée par référendum, reste en partie en vigueur.

Jusqu'en 2003, elle stipule que les "avis" du MGK sont "pris en compte en priorité" par le gouvernement. Or ce conseil, emblématique de ce que le pays appelle "l'Etat profond", agit plutôt comme un politburo, se mêle de tous les sujets liés à ses yeux à la sécurité, et impose sa volonté aux cabinets successifs - surtout lorsque le discrédit de la classe politique s'accroît. Ce fut le cas après 1993 (date de la mort de Turgut Özal, qui avait su présider à une décennie de mise en veilleuse des militaires). Le 28 février 1997, le MGK pousse ainsi à la démission le gouvernement de coalition de l'islamiste Erbakan, mais sans recours aux chars. Le danger islamiste avait alors supplanté, aux yeux de l'armée, celui du communisme, alors qu'auparavant les militaires favorisaient les religieux contre la gauche.

Mais c'est surtout le danger "terroriste" - la rébellion armée lancée en 1984 par le Parti des travailleurs kurdes (PKK) - qui légitime le poids des militaires, défenseurs de l'intégrité territoriale du pays. Et cela, malgré le cortège d'atrocités commises - de part et d'autre, même si la plupart des 40 000 morts étaient kurdes. Loin de sceller l'unité du pays, la guerre creuse le fossé ethnique, gangrène le corps de l'armée, dont certains chefs ont recours à des escadrons de la mort, à l'argent des trafics et aux manipulations en tout genre.

L'arrestation en 1999 d'Abdullah Öcalan, chef du PKK, freine ces dérives. C'est l'année où la Turquie, encouragée par l'obtention du statut de candidat à l'Union européenne (UE), lance son mouvement de réformes. Les juges militaires sont d'abord retirés des cours de sécurité de l'Etat. En 2001, l'état de siège est levé dans le Sud-Est, et trois civils sont adjoints au MGK, dont les avis ne sont plus "prioritaires".

Mais c'est le gouvernement Erdogan - "ex-islamiste" et mal-aimé des militaires - qui obtient le principal en juillet 2003 : un civil devient secrétaire général du MGK, qui perd (théoriquement) son accès illimité à toutes les entités civiles, ce qui lui permettait de veiller à l'application de ses "avis". Son appareil de 700 personnes est réduit et ses réunions espacées de deux mois. La raison de ce "miracle" ? A l'époque, plus de 70 % des Turcs veulent entrer dans l'UE, et celle-ci insiste pour réduire le poids de l'armée, qui ne peut s'y opposer sans perdre son prestige. Toutefois, ses généraux témoignent de leur courroux en s'asseyant trois minutes, dans un silence total, devant la presse et face à un président du Parlement coupable d'avoir amené sa femme voilée à une cérémonie protocolaire...

Or les rebuffades de l'UE ont fini par retourner l'opinion en Turquie, et l'administration Bush, donc l'OTAN, est en crise. Les généraux turcs se sentent désormais libres de redonner de la voix. Ils affichent leurs plans de nouvelles invasions au Kurdistan d'Irak, relancent leurs offensives contre le PKK en Turquie, sabotent les initiatives de règlement à Chypre et multiplient les mises en garde contre les "manquements à la laïcité" prêtés au gouvernement. Jusqu'à celle qui a été postée le 27 avril sur le site Internet de l'état-major. Cette mise en garde a été qualifiée de nouveau "coup d'Etat virtuel", car elle a stoppé le processus d'élection à la présidence par le Parlement d'Abdullah Gül, le bras droit de M. Erdogan, même si les formes furent très imparfaitement préservées, par le biais d'un jugement prononcé à cet effet par la Cour constitutionnelle.