Au centre : les mariés, Ziné (Dilîn Döger, à gauche) et Avdal (Galyar Nerway, à droite). JOUR2FÊTE
lemonde.fr | Véronique Cauhapé |29/06/2022
Film français et irakien d’Hiner Saleem.
Avec Galyar Nerway, Dilîn Döger, Barzan Shaswar (1 h 37).
Hiner Saleem conte une histoire d’amour aux résonances shakespeariennes, avec l’humour en embuscade
GOODNIGHT SOLDIER
Dans un village du Kurdistan irakien, tandis que les nouvelles diffusées à la radio annoncent un recul de l’organisation Etat islamique (EI) sur toutes les lignes de front, une autre guerre fait rage, moins meurtrière celle-là, mais bien coriace, au point de paraître infrangible. Dans la bataille, deux belligérants seulement, Resul (Barzan Shaswar) et Shero (Bekir Ma’rof), braves types au demeurant, mais têtus comme des bourriques, dont la détestation mutuelle remonte à la nuit des temps, nourrie au fil des années par d’anecdotiques querelles de voisinage que les deux lascars ont pris un malin plaisir à cultiver.
Seulement, aujourd’hui, l’affaire est sérieuse, qui exige, dans chaque camp, la plus grande fermeté. Resul et Shero ayant, cette fois, pour mission d’empêcher le mariage entre Avdal (fils du premier) et Ziné (fille du second), dont la plus fâcheuse idée, à n’en pas douter, fut de tomber follement amoureux l’un de l’autre.
Ainsi commence – sur le mode de la farce – Goodnight Soldier, douzième long-métrage du cinéaste kurde Hiner Saleem, qui revient une nouvelle fois dans son pays natal (quitté à l’adolescence) pour nous conter une histoire d’amour aux résonances shakespeariennes. Un drame d’abord tenu à distance par des scènes gaguesques, mais qui, à mesure, infiltre le récit avec majesté et pudeur, sans bruit ni fureur. L’humour se tient toujours en embuscade chez Hiner Saalem. Il lui fournit un garde-fou contre l’esprit de sérieux et la complaisance à l’égard du malheur.
Celui qui frappe le jeune peshmerga Avdal (Galyar Nerway) et la très belle Ziné (Dilîn Döger) cueille les amoureux en pleine jeunesse, au point culminant d’un bonheur qu’ils ont à peine goûté. Surtout, il provoque une onde de choc qui ne va pas seulement bousculer l’équilibre de leurs familles respectives, mais tendre à une remise en question de l’ordre établi d’une société qui, malgré la révolution, peine à s’émanciper des lois et valeurs patriarcales. Ce malheur produit une rupture de ton, ouvre une faille au contact de laquelle le récit se nuance, le caractère des personnages s’affine. La lumière dorée cède alors aux clairs-obscurs crépusculaires, la gravité dessine autrement les visages, le cadre se resserre sur les corps, autrefois pleins d’élan, désormais empêchés.
Place des femmes
Car, malgré l’opposition de leurs parents et de leurs frères, Avdal et Ziné ont fini, à force d’obstination et grâce à l’intervention d’un tiers, par obtenir gain de cause. Réconciliés, les deux clans se sont employés aux préparatifs du mariage, avec ferveur et d’autant plus d’émotion que le jeune Avdal, revenu blessé de son dernier combat contre les soldats de l’EI, a bien failli mourir. Le village a rendu hommage à son héroïsme, les noces ont eu lieu, les jeunes mariés ont partagé leur première nuit ensemble. Laquelle les a séparés. Avdal s’étant révélé impuissant a préféré fuir. Dévastée et incrédule, Ziné est rentrée chez ses parents. Le temps de l’insouciance a pris fin.
Tout reste à construire. En tout premier lieu, l’histoire d’amour interrompue que les deux jeunes amants choisissent de construire, malgré les obstacles, l’opinion hostile et les regards condescendants des hommes alentour. L’impuissance qui atteint Avdal – due à l’intervention chirurgicale qu’il a subie après sa blessure –, est irréversible. Le couple ne pourra avoir d’enfants.
C’est à partir de cette blessure que le film édifie son propos, questionne la notion de virilité, l’importance qu’elle revêt au Moyen-Orient et plus largement dans nos sociétés. Mais aussi l’évolution de la place des femmes, le chemin parcouru dans ce domaine par la jeunesse, les réticences qui subsistent chez les générations précédentes. Mais pas seulement. Avdal a beau en effet s’être libéré des traditions culturelles et religieuses, certaines d’entre elles viennent encore confondre son jugement et, spontanément, s’opposer à certaines initiatives – notamment celle de vouloir travailler – prises par sa jeune épouse.
Né dans l’impatience électrique du désir, l’amour entre en résistance et tend le miroir à cette parcelle du monde sur laquelle il tente de s’apaiser. Hiner Saleem tient son cadre serré sur les amants, ne les lâche pas, découpant en contre-jour les visages, séparant les corps par la vitre et le voilage des fenêtres, ou les unissant sans la moindre timidité. Cette passion entravée que filme le réalisateur, entre l’ombre et la lumière, n’échappe pas toujours à l’image convenue, légèrement maniérée, du mélodrame. Heureusement, l’humour sauve de tout, et Hiner Saleem possède, dans ce domaine, pas mal de repartie.