Au Kurdistan irakien, une formation islamique tente de bousculer le monopole de l'UPK et du PDK

Info - LE MONDE [14 décembre 2005]
ERBIL (KURDISTAN) ENVOYÉE SPÉCIALE
Sur la route qui sort de Dohouk vers Erbil, reliant deux des trois provinces qui forment, avec Souleymaniyé, la région du Kurdistan irakien, un immeuble isolé attire l'attention. Haut de quatre étages, il est entouré de carcasses de voitures brûlées. Ses murs sont noircis et parsemés de traces de balles.Le contraste est frappant avec les immeubles flambant neufs des environs, dans cette région en plein "boom" économique. C'est la seule trace de violence lors de la campagne des élections législatives dans ce Nord très largement autonome qui reste, au regard du reste du pays, un havre de paix et de sécurité. Moyennant un strict quadrillage par les forces des deux partis qui se partagent l'autorité - le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de Massoud Barzani à l'Ouest, et l'Union patriotique du Kurdistan (UPK) de Jalal Talabani à l'Est. C'est pour les avoir trop vivement contestés, surtout sur le thème de la corruption, que l'Union islamique du Kurdistan (UIK) a subi, le 6 décembre, l'attaque de son siège à Dohouk, et aussi, le même jour, dans cinq autres villes de cette province, la plus "traditionaliste" du Kurdistan. Quatre de ses membres, dont la tête de liste, ont été tués par balles lors de ces attaques.

Se présentant comme modéré et réformiste, ce parti est le troisième en importance dans la région, même s'il vient loin derrière les deux autres, forts de leur légitimité de combattants armés contre Saddam Hussein. Lors des scrutins de janvier et d'octobre, l'UIK avait rejoint la Liste unifiée du Kurdistan, celle du PDK et de l'UPK. Cette fois-ci, elle a décidé de se présenter seule, tablant sur la lassitude croissante chez les Kurdes du bicéphalisme dominant. "Le PDK nous en a fait payer le prix, il n'a pas supporté qu'on puisse avoir, ici, peut-être 25 % des voix", assure Ahmad Jeziri, un des responsables de l'UIK. "Le matin, des écoliers ont attaqué avec des pierres, puis vinrent les voyous et les incendiaires, poussés par la police. Ça a duré toute la journée. Maintenant, nos gens ont peur", dit-il, debout au milieu des papiers calcinés jonchant son immeuble.


Ubeid, chauffeur de taxi, qui avoue être un agent des services spéciaux du PDK, reconnaît sa présence parmi les attaquants : "Ces islamistes avaient des armes et s'en sont servis, on a dû riposter, pour défendre le peuple qui ne les supporte plus, dit-il. Ils avaient hissé leur drapeau à la place du drapeau kurde, ils défendent les Arabes, les baasistes qui nous tuent. Ils voudraient qu'on devienne comme les Saoudiens qui les payent !", lance-t-il.

Le soir même de l'attaque, Massoud Barzani, président du Kurdistan d'Irak, dénonçait celle-ci à la télévision et promettait une "commission d'enquête"... Adnane Moufi, le président (UPK) du Parlement régional, qui compte 5 députés de l'UIK sur un total de 111, se rendait, lui, au siège de ce parti à Erbil où il continue ses activités, de même qu'à Souleimaniyé, avec une garde policière renforcée. L'UIK possède même sa chaîne de télévision locale • qui supplée au fait que ses affiches sont le plus souvent déchirées dans les rues d'Erbil, pavoisées aux couleurs du PDK.


Outre ces trois partis, onze petites formations, dont celles de plusieurs minorités, sont en lice au Kurdistan, espérant obtenir quelques-uns des 10 ou 15 sièges prévus pour ces minorités au Parlement national. Plusieurs ONG kurdes dénoncent activement les manquements du pouvoir, même si elles n'ont guère accès aux plus grands médias locaux. La naissance de la démocratie se poursuit donc au Kurdistan, "même si celui-ci n'est pas encore la Suisse", comme le remarque Adnane Moufti.

Sophie Shihab
Article paru dans l'édition du 15.12.05